Existe-t-il une littérature européenne ? (I)
Existe-t-il une littérature européenne ? [1]
Rapidement formulées, deux réponses à cette question sont possibles. La première, oui une littérature européenne existe. Elle a son origine dans les épopées homériques, et n’a cessé de croître, de se développer, de se diversifier, de se ramifier sur le continent européen. Depuis la tragédie grecque et le roman latin, en passant par les récits hagiographiques et les Gestes de chevalerie, et ensuite via de grands courants ou écoles littéraires comme le classicisme, le romantisme, le réalisme, le surréalisme, le roman moderne…, la littérature européenne s’est frayé un chemin jusqu’à nous. Elle est bel et bien vivante à travers différentes formes d’écrits : fabliaux, lais, poèmes, nouvelles, pièces de théâtre, romans, pastiches, journaux personnels, correspondance, scénarios...
Sans surprise, la deuxième réponse est non, il n’existe pas de littérature européenne. Selon ce point de vue, les littératures ne pourraient être que nationales, voire régionales. Toutefois, l’existence d’une littérature européenne est également contestée, de façon plus radicale, par le refus de toute forme de littérature collective – européenne ou autre. Le lecteur n’aurait affaire qu’à des œuvres solitaires[2], impossibles à corseter dans un cadre commun. Sans vouloir juger cette conception du texte littéraire, ni les qualités intrinsèques de telle ou telle œuvre, force est de constater que la solitude de l’œuvre, revendiquée, voire érigée en concept, ne résiste pas à l’usure du temps – autrement dit à l’historiographie littéraire. Par exemple, malgré son rejet de toute référence au nationalisme et à la nation, André Breton est un auteur de langue française dont l’œuvre appartient à la littérature française. Semblable intégration historique – qui n’est pas réservée au seul art littéraire – influe, qu’on le veuille ou non, sur la pérennité d’une création littéraire. Des « redécouvertes » sont certes possibles (Christian Dotremont déclarant qu’il y a urgence à lire Emmanuel Bove). Redécouvertes favorisées par des cercles de connaisseurs, des filiations théoriques, des groupements de fidèles…, à l’instar d’Oulipo. Cependant dans l’immense majorité des cas, c’est l’intégration à un ensemble littéraire et extra-littéraire, c’est-à-dire à un ensemble politico-culturel désigné par la langue majoritaire, qui détermine si un texte continuera d’être lu, publié, étudié, traduit…
L’argument décisif invoqué pour nier l’existence d’une littérature européenne est l’inexistence d’une langue européenne majoritaire commune. De même que sur le plan politique c’est à défaut d’une véritable citoyenneté européenne qu’un citoyen italien, grec, français, polonais…, est dit "citoyen européen", ce serait par une forme d’extension semblable que l’on parle d’une littérature européenne, alors qu’il n’existerait que des littératures italienne, grecque, française, polonaise… Cependant, croire opposer à une impossible diversité européenne, la transparence d’une unité nationale, est d’une parfaite indigence. C’est oublier, en effet, que l’assimilation des écrits littéraires à l’expression de la nation s’effectue très souvent en opposition à différentes composantes de la population nationale – comme c’est le cas en Belgique. Sans compter que le rejet d’une communauté européenne de la littérature, arcbouté au maintien des littératures nationales, repose sournoisement sur une échelle implicite des valeurs, entre les pays de « petite » littérature – parce qu’exprimée dans une aire linguistique restreinte – et les pays de « grande » littérature, comme le sont « naturellement » la France, l’Angleterre, l’Allemagne. « Naturellement », signifiant en ce cas « culturellement, économiquement et politiquement » ! A cet égard, le théâtre d’Henrik Ibsen, sommet de la littérature et du théâtre modernes, même s’il est écrit en norvégien (rigsmål) constitue une exception remarquable. Mais pour une telle exception, combien d’œuvres sont-elles renvoyées aux limites territoriales de leur minorité linguistique ? Certes, la traduction est une clé ; nous le verrons – elle l’a d’ailleurs été pour Ibsen lui-même. Mais ne brûlons pas les étapes, car traduire, entrer en « zone de traduction » selon l’expression très forte d’Emily Apter, n’est pas anodin, et fait porter sur le concept d’universalité, dans le contexte actuel de mondialisation, des interrogations nouvelles[3].
Les deux réponses : « Oui, la littérature européenne existe » et « Non, elle n’existe pas » sont insuffisantes et naïves. A nous de tenter d’avancer parmi cette complexité formée des rapports multiples entre l’Europe et ses territoires, entre l’Europe et ses passés, entre l’Europe et ses langues, entre l’Europe et ses cultures, entre l’Europe et ses populations.
Littérature européenne ou littérature de l’Union européenne
Tout d’abord, doit-on parler d’une littérature européenne ou de littératures européennes ? Quand on utilise le pluriel, sont visées les diverses littératures développées dans les différentes langues du continent européen. Cela signifie qu’au singulier « la littérature européenne » intégrerait l’ensemble de celles-ci, et que cet ensemble serait doté d’une unité établie sur le principe suivant : en leur fond, les littératures française, italienne, anglaise, belge, slovène… présentent une cohérence. Suffirait-il de juxtaposer les histoires des littératures européennes/nationales pour obtenir, de façon quasi alchimique, l’histoire de la littérature européenne ? Cette approche ne résout rien.
Un point cependant doit être précisé. La littérature européenne n’est pas la littérature de l’Union européenne. Elle ne l’est pas géographiquement. Si tel était le cas, il faudrait en exclure Henrik Ibsen (ce serait regrettable, quand on sait combien Une Maison de poupée a contribué à faire avancer dans le monde les combats féministes). Nous « perdrions » également Knut Hamsun, ou Tarjej Vesaas dont le roman Les Oiseaux dit de la manière la plus impitoyable qui soit l’incompatibilité entre l’homme et le réel. Sans oublier l’extraordinaire fonds littéraire islandais, d’origine orale, constitué des différentes Sagas. Perdus également, les Suisses Benjamin Constant, Jean-Jacques Rousseau, Charles-Ferdinand Ramuz, Tristan Tzara, Friedrich Dürrenmatt… Sans compter qu’avec le Brexit décidé par le peuple anglais, nous serions dépouillés de Shakespeare, de Dickens, de George Eliot, des sœurs Brontë et de l’impressionnante chrestomathie des poètes, romanciers et dramaturges anglais ! Et ce, même si un éventuel contre-Brexit écossais rendait à l’Union européenne l’inventeur du roman historique européen, Walter Scott, ou l’auteur de L’Île au trésor… Semblable approche n’a évidemment pas de sens.
Plus sérieusement, si parler dans les circonstances actuelles, d’une littérature de l’Union européenne n’est guère possible, ceci concerne aussi les gestionnaires de l’Union européenne. Nous vivons en effet un moment important de la construction de l’Union, celui – pour reprendre un titre de Nathalie Sarraute – de « l’ère du soupçon ». Un soupçon qui ne se limite plus au discours des anti-européens ni aux craintes des eurosceptiques, mais un soupçon qui gagne une grande part du peuple européen ; certains s’en réjouissent, d’autres dont je suis, le déplorent et le combattent.
Mon point de vue est le suivant : si la construction de l’Union européenne a besoin de trouver un nouveau souffle, un nouveau départ, un nouvel enthousiasme (un nouvel Incipit, dirait-on en littérature), c’est notamment parce que les gestionnaires européens se sont désintéressés de la culture. Cela ne signifie pas que personne n’ait tenté, voire réussi des expériences culturelles européennes[4], ou n’ait proposé des projets à vocation européenne[5]. Mais les décideurs européens ont eux négligé la culture, la pensée, la création artistique et littéraire de l’Europe. Avec les conséquences en termes de désadhésion citoyenne que l’on constate aujourd’hui. Celles et ceux qui considéreraient que mes propos sont excessifs peuvent se référer au livre remarquable de Renaud Denuit, intitulé Politique culturelle européenne : « … le 13 décembre 2007 à Lisbonne : les Chefs d’Etat et de gouvernement signent le traité par lequel ils renoncent enfin, pour la culture, à la règle de l’unanimité au Conseil ». On pouvait dès lors espérer une politique culturelle et un budget beaucoup plus offensifs. Il n’en fut rien : « dans le cadre budgétaire pluriannuel 2007-2013, le programme Culture pèse 400 millions d’euros pour 7 ans ». C’est-à-dire, moins d’un euro par citoyen européen durant sept ans ! Et Renaud Denuit de conclure sur ce point : « Tout cela au nom de la crainte que le misérable budget consacré à la culture par l’UE puisse porter atteinte aux politiques culturelles nationales et générer une dynamique d’uniformisation ou d’homogénéisation… »[6]. Peut-on s’étonner dès lors que dans un monde globalisé et techno-médiatisé, les Européens que nous sommes, semblent de moins en moins savoir qui ils sont, et en tout cas, de moins en moins savoir qu’ils sont Européens.
Un nouveau départ, que je continue à croire possible, est nécessaire ; à la condition d’affirmer aussi la vocation culturelle de l’Europe. Je suis conscient qu’il ne s’agit pas de la seule politique européenne à mettre en œuvre. Nombre de défis existent en matière de défense et de sécurité, de lutte contre le réchauffement climatique, de recherche scientifique et de réindustrialisation[7]…, mais je m’en tiens ici au point de vue que les citoyens portent sur l’Europe. Ce que Renan a déclaré de la nation – qu’elle doit être un plébiscite de chaque jour – s’applique mutatis mutandis à l’Europe. Renan lui-même en avait émis l’annonce : « Les nations ne sont pas quelque chose d’éternel. Elles ont commencé, elles finiront. La confédération européenne, probablement, les remplacera »[8]. Pour ce faire, sont indispensables des politiques européennes, transnationales, proactives sur le terrain même où les nationalismes cherchent à s’enraciner (les identités nationales, les langues nationales, les littératures nationales). Des incitants à la création, à la production, à la diffusion sont nécessaires. Cela étant, je ne plaide pas pour une culture d’Etat à l’échelle européenne : on n’invente pas, on ne décrète pas, ou encore – dans le jargon européen – on ne « directive » pas une culture ! Mais il est vital pour le projet européen que ne soient pas délaissés les ferments européens qui rendent possible les terrains d’entente – mot à prendre dans tous ses sens.
Le territoire et l’histoire
Sérions les problèmes. Tout d’abord, le territoire. Si l’on considère, en termes géographiques, que l’Europe est un continent, celui-ci est une partie du continent euro-asiatique. A l’Ouest il y a la frontière atlantique, par contre on ne peut indiquer clairement où se situe la frontière orientale. Au Nord, quid des territoires lapons et de l’au-delà du cercle polaire ? Au sud-est de l’Europe, que construire désormais avec la Turquie, qui fut celle de Yachar Kemal ? Cette Turquie qui était laïque, et dont la jeunesse croyait en un destin européen, mais qui, dédaignée, a été renvoyée vers l’islamisme et l’erdoganisme. Les portes aujourd’hui sont fermées. Définitivement ?
Au territoire, il faut ajouter l’histoire. En commençant par le pourtour méditerranéen qui constituait le sol commun de l’Empire romain. La thèse d’Henri Pirenne est suffisamment connue : l’apparition, l’affirmation et l’invasion de l’Islam ont coupé en deux le territoire autour du Mare Nostrum, imposant à l’Europe sa configuration actuelle[9]. Resserrement géographique, auquel s’ajoutèrent les « extensions » européennes, les ensembles constitutifs de l’Occident au sens large : les Etats-Unis, le Canada, l’Australie, sans oublier les territoires d’Outre-mer (lesquels peuvent mettre en avant une littérature créole foisonnante avec Aimé Césaire, Edouard Glissant, Patrick Chamoiseau, Raphaël Confiant, Maryse Condé…). Je ne peux ici traiter longuement des littératures de natures diverses engendrées par la colonisation d’abord, et par la post-colonisation ensuite. Il y a là, pour les études littéraires, des terres encore vierges. On se référera à cet égard aux travaux de Marc Quaghebeur qui a publié deux forts volumes intitulés Papier blanc, encre noire[10]. On peut aussi se réjouir de voir dans de nombreux pays africains s’affirmer l’existence d’une littérature moderne. C’est le cas, par exemple, pour le Cameroun où celle qui se présente « Panafricaniste de cœur », Léonora Miano publie Habiter la frontière. Africaine et écrivaine, elle écrit la langue des fantômes : « N’étant pas une Occidentale, je peux le dire, je vis en compagnie des esprits ! En Afrique, si vous rêvez, on va dire que vous avez été dans cet endroit. Ici (en Europe), on va parler de l’inconscient. Mais au fond, c’est la même chose »[11]. Enfin, il ne faut pas occulter la spécificité d’auteurs blancs, issus de familles européennes, nés dans les pays colonisés. C’est le cas de Jean-Louis Lippert, né à Kasangani (ex-Stanleyville), qui depuis Mamiwata jusqu’à Ajiaco est l’auteur – « l’aède » – d’une œuvre à lire comme ce qu’elle est : un des hauts chants du Tout-monde, en lequel le passé n’est jamais passé, et où l’auteur et son double, Anatole Atlas, ne sont jamais seuls à écrire – Mamiwata hante toujours l’esprit du fleuve Congo. Dans le même ordre d’idées, si l’Australie ne présente pas une grande tradition littéraire, la littérature américaine est par contre une des plus riches en ressources et en écritures singulières, lesquelles ne peuvent toutefois éviter de se positionner par rapport aux origines européennes : certains, comme Thomas Stearn Eliot, remontent à la source, d’autres comme William Carlos Williams s’en détournent pour rechercher les mots américains qui diront la vie américaine. Ceci se vérifie aussi en Amérique du sud pour les auteurs latino-hispaniques comme Carlos Fuentes, Gabriel Garcia Marquez, Jorge Amado, Mario Vargas Llosa, Jorge Luis Borges, João Guimarães Rosa…
Enfin, je reprendrai un propos de Fernand Braudel selon qui le territoire de la mondialisation économique est un espace « troué », c’est-à-dire un espace de richesse comprenant des poches de non-développement, des poches de pauvreté et de misère. On peut utiliser cette image à propos de l’ensemble culturel et littéraire commun au niveau européen, lequel comporte des espaces littéraires minoritaires qui ont échappé et échappent à la désignation commune, à l’absorption généralisante. Prenons la littérature catalane : appartient-elle à la littérature espagnole ? Si l’auteur de Confiteor, Jaume Cabré, a écrit et publié en 2011 son chef-d’œuvre en catalan, ce n’est pas par coquetterie, mais par un choix personnel d’affirmation littéraire, linguistique et politique. Cela étant, en échappant en quelque sorte à la littérature de l’Espagne, Etat-membre de l’Union européenne, les écrivains catalans constituent-ils une poche de résistance à l’absorption dans le Tout littéraire européen ? Ou au contraire, voient-ils le niveau supranational européen, comme une réponse à leur absence d’autonomie régionale ?
L’historiographie littéraire
Autre type de difficultés propres à l’historiographie littéraire, celles liées à la périodisation. Contrairement à l’impression donnée par les anthologies et autres précis de littérature, toutes les littératures nationales ne se sont pas développées au même rythme. Elles n’ont pas suivi une succession exemplaire à travers les siècles, les courants et les écoles. Au contraire constate-t-on des disparités temporelles qu’une histoire nationale peut surmonter sans trop de difficultés, mais qui constituent un véritable casse-tête pour qui veut écrire une histoire commune des littératures européennes. Certes, on ne peut ignorer les grandes découpes de l’Histoire que sont l’Antiquité, le Moyen-Âge, la Renaissance, les Temps Modernes, etc. Mais il faut être conscients que celles-ci ne sont à priori qu’une configuration occidentale et que « notre » histoire, comme l’écrit Jan Patočka, « n’est pas d’emblée histoire de l’humanité »[13]. Ce n’est qu’à partir de l’époque où l’Europe s’était appropriée la planète que son histoire est devenue histoire planétaire. Mais cette configuration historique nouvelle ne pouvait se faire sans revêtir un aspect bancal et absurde, lequel nous conduit à considérer « naturellement » que le passage du Moyen Âge à la Renaissance aurait eu lieu au même moment pour l’humanité entière, pour les Indiens, les Chinois, les Esquimaux… La nature superficielle des découpes historiques est également sensible in loco, sur le territoire européen. En effet, elles ne se sont pas imposées d’un seul coup aux populations, ni partout, ni de la même façon. Un seul exemple : au XIXe siècle, la révolution industrielle était déjà très avancée en Angleterre, alors que d’immenses régions d’Europe étaient encore agricoles et connaissaient pour la plupart des conditions de vie moyenâgeuses. En outre, si les villes et les campagnes n’étaient pas très éloignées les unes des autres, leur proximité était relative. Ainsi, à une période qui était pourtant de grande diffusion des écrits, des idées, de la presse et des livres, à savoir la Révolution française, c’est à des vitesses différentes que l’information a touché les différentes régions de France et d’Europe. Les habitants ne connaissaient que leur coin de terre, et ignoraient tout de ce qui se passait quelques dizaines de kilomètres plus loin. Le paradoxe étant, comme l’écrit Hobsbawn[14], que si le monde d’alors était plus petit que le nôtre, il était en même temps beaucoup plus grand en raison des immenses difficultés de communication. Plusieurs jours étaient nécessaires pour se déplacer d’une ville à l’autre, par manque de routes, par vétusté des moyens de transport… Autre paradoxe, il fallait, dans certains cas, moins de temps pour parcourir une grande distance par mer qu’une plus petite par terre. Hambourg était plus facile à atteindre en embarquant à Bahia, qu’à partir des villages allemands distants de quelques dizaines de kilomètres. On doit tenir compte de tout ceci si on veut éviter d’insérer artificiellement l’histoire des populations européennes dans un schéma culturel et littéraire commun qui, compris de cette façon, n’a jamais existé en tant que tel. L’unité que nous chercherons est d’une autre nature.
Par ailleurs, les vocables utilisés pour désigner les courants littéraires sont eux aussi à manipuler avec prudence. Ils n’ont pas tous été choisis ni revendiqués par ceux à qui on les applique. Si le terme « Surréalisme », créé par Apollinaire, a bien été adopté par des poètes et artistes avant-gardistes rassemblés autour d’André Breton, ce n’est pas le cas du Romantisme : si on prend le Werther de Goethe (1774) comme point de départ, il précède d’un demi-siècle le romantisme français. Quant à Byron, Keats ou Shelley, ils connaissaient le terme mais ne le revendiquaient pas comme étendard commun[15]. Dans ce cas, que fait l’histoire des Lettres ? Elle divise et subdivise des Romantismes, crée un pré-romantisme, le fait suivre d’un post-romantisme… Bref, la notion décomposée devient inutile. En résumé, les vocables qui servent à mettre de l’ordre dans l’histoire littéraire, sont des outils de travail, pas davantage. Il ne faut pas leur conférer plus de sens qu’ils n’en ont. Leur intérêt est au bout du compte limité, voire douteux.
Aux yeux du spécialiste qu’est Jean-Louis Backès, professeur de littérature comparée à Paris-IV, il faut également se défier de l’image irénique d’une Europe pacifiée, induite par l’historiographie littéraire laquelle avance par étapes et par écoles successives[16]. Ainsi considérée, la littérature serait un fleuve majestueux, impérial, irrigué des courants nationaux, heureux de fusionner par-delà les frontières. Allemands, Anglais, Britanniques…, réconciliés par les vertus du Romantisme. Vision idyllique qui n’a jamais correspondu à la réalité vécue par les Européens, lesquels se sont affrontés durant des siècles au cours de conflits et de guerres effroyables. Conflits dont les traces littéraires sont innombrables. Prenons l’exemple, d’Emile Verhaeren, le « Déroulède » belge selon André Breton. Déchiré entre pacifisme et patriotisme, il en viendra à écrire des textes haineux à l’encontre des agresseurs allemands : cet Européen convaincu qui, en mars 1913 encore, envisageait avec Romain Rolland et Rainer Maria Rilke de « fonder moralement et intellectuellement l’unité européenne », en était venu à écrire le 29 octobre 1914 aux époux Van Rysselberghe : « Tout ce qu’on peut amasser de haine contre un peuple, je l’amasse et le garde, comme un trésor »[17]. Autre exemple : lorsque le membre du parti national-socialiste allemand, Martin Heidegger étudie la poésie d’Hölderlin, c’est conformément au « destin » allemand porté par Adolf Hitler qu’il lit le poème La Germanie. Il est donc embêté en 1934, en pleine politique de réarmement de l’Allemagne, lorsqu’il doit interpréter le passage où Hölderlin chante une Allemagne non armée : « Ô Germanie, lorsque tu es prêtresse / Et, sans armes, dispenses alentour conseil / Aux princes et aux peuples ». Et Heidegger de s’indigner et d’expliquer que ce grand poète allemand n’a certainement pas pu vouloir une Allemagne non réarmée : « Voilà qui confine à la haute trahison. Mais c’est tout à fait conforme à la personnalité du poète : il souffrait d’incapacité à vivre, n’arrivait nulle part à s’affirmer, se laissait ballotter d’un emploi de précepteur à l’autre, il n’était même pas parvenu à se faire nommer Privatdozent de philosophie, malgré ses tentatives à Iéna »[18]. Ce niveau d’arguments avancés par Heidegger – tout en laissant sous-entendre qu’il ne les partage pas ! – est révélateur de la conception militariste de l’Allemagne nazie[19]. Toutefois, au-delà des cas personnels et des exemples ponctuels, le paradoxe européen demeure : quel que soit le côté des tranchées où l’écrivain combat, qu’il s’appelle Barbusse ou Jünger, il écrit un moment de l’histoire européenne.
Les oppositions plus strictement littéraires entre les Modernes et les Anciens, les Classiques et les Romantiques…, ne sont pas non plus de tout repos. Voyez le rejet du Classicisme par les Romantiques. Rejet qui ne s’est pas opéré en une fois, d’un seul bloc. Lorsque Victor Hugo et Alexandre Dumas font monter sur scène la révolution romantique, le premier en 1830, avec Hernani, le second un an plus tard, avec Antony, la grande majorité de leurs collègues écrivains continuaient à se référer, eux, aux règles classiques définies par Boileau en 1670 et maintenues, à de rares exceptions près, par les écrivains français du XVIIe siècle. Il faut en effet rappeler que l’hégémonie du Classicisme à la française n’a pas été que littéraire, elle était aussi culturelle et politique au sens large. En ce sens, la révolution Romantique porte aussi en elle l’affirmation identitaire des peuples contre l’auto-proclamé universalisme de la France.
Que retenir de ceci, si ce n’est qu’envisager l’existence d’une littérature européenne est une entreprise complexe qui démultiplie les difficultés, pour la plupart, déjà présentes lorsque l’on étudie les littératures nationales. Si l’on soulève en effet, le voile de l’unité affichée par la littérature française, par la littérature italienne ou par la littérature belge, on découvre surtout des affrontements, des contraintes, des « compressions » – j’emprunte le terme au sculpteur César – et des déceptions. Combien de populations se sont vu imposer une autre littérature que la leur (à commencer par la Belgique), combien de populations se sont vu imposer – parfois avec la pire violence – une autre culture que la leur, ou encore et plus originellement, combien de populations ont-elles été contraintes de parler une autre langue que la leur ? Leibniz, sur ce point, est sans détours : « … l’acceptation d’une langue étrangère a toujours apporté avec elle la perte de liberté et un joug étranger »[20]. Ce fut aussi le cas, de façon ambigüe, de la langue libératrice se revendiquant de la Révolution française et des Droits de l’Homme. Citons le Martiniquais Patrick Chamoiseau : « C’était un temps où la langue créole avait de la ressource dans l’affaire d’injurier. Elle nous fascinait, comme tous les enfants du pays, par son aptitude à contester l’ordre français régnant dans la parole »[21]. Le constat vaut aussi pour nos régions flamande et wallonne. Quant à la domination culturelle et linguistique, en Europe centrale, elle fut le fait de l’Empire autrichien. Pour cette domination réelle, fictive, souhaitée, imposée, Robert Musil a taillé une forme littéraire incomparable dans L’homme sans qualités. Le point de départ est, en 1913, la mise en place d’un Groupe de haut niveau chargé de préparer le 70ème anniversaire de l’avènement de l’Empereur d’Autriche en 1918. Cette année devait tout entière être déclarée « année jubilaire de l’Empereur de la Paix ». Ce chef-d’œuvre ne peut se résumer mais on retiendra que Diotime, l’âme de ce groupe officiel, « voyait clairement devant elle l’Année autrichienne, conçue comme une Année de l’Autriche universelle et destinée à donner en exemple aux autres nations du monde les peuples de l’Autriche ; il suffisait pour cela de prouver que l’Autriche était la vraie patrie de l’esprit »[22]. Contre cette vision irénique de la haute bourgeoisie autrichienne, les langues et littératures populaires et nationales n’ont eu de cesse de s’affirmer – nous en citerons quelques exemples. Il va de soi cependant que la réalité s’est rappelée à elle-même le 28 juin 1914 par l’attentat de Sarajevo : début de la guerre, point final de « l’année jubilaire » !
(A SUIVRE)
Copyright : Richard Miller
[1] Texte publié dans la collection L’Académie en poche (volume 100), avec un Avant-dire de Jacques De Decker, Bruxelles, Académie Royale de Belgique, 2017.
[2] Cf. Maurice Blanchot : « La solitude de l’œuvre – l’œuvre d’art, l’œuvre littéraire – nous découvre une solitude plus essentielle (…) L’œuvre est solitaire : qui la lit entre dans cette affirmation de la solitude de l’œuvre… » etc., in L’espace littéraire, Paris, Gallimard, 1955. Il est à souligner que sur le plan politique, il avait été un farouche nationaliste ; cf. Maurice Blanchot, Chroniques politiques des années trente (1931-1940), Paris, Gallimard, 2017.
[3] Cf. Emily Apter, Zones de traduction Pour une nouvelle littérature comparée, trad. Hélène Quiniou, Paris, Fayard, 2015, ainsi que Barbara Cassin, Eloge de la traduction Compliquer l’universel, Paris, Fayard, 2016.
[4] Cf. Anne-Marie Autissier, Europe et Culture : un couple à réinventer ? Essai sur 50 ans de coopération culturelle européenne, Toulouse, l’Attribut, 2016.
[5] Ce fut, humblement, mon cas avec un projet de chaîne télévisée du cinéma européen, avec l’appui de Wim Wenders, présenté devant la commission ad hoc du Parlement européen présidée par Michel Rocard.
[6] Renaud Denuit, Politique culturelle européenne, Bruxelles, Bruylant, 2016, p.362.
[7] Ces mots écrits vers 2015 trouvent une résonnance particulière dix ans après, avec l’invasion de l’Ukraine par la Russie.
[8] Ernest Renan, Qu’est-ce qu’une nation ? (1882), Paris, Mille et une nuits, 1997, p. 33.
[9] Henri Pirenne, Mahomet et Charlemagne, Paris, PUF Quadrige, 1992, p. 120.
[10] Papier blanc, encre noire Cent ans de culture francophone en Afrique centrale (Zaïre, Rwanda, Burundi), 2 t., dir. Marc Quaghebeur, Bruxelles, Labor, 1992.
[11] In Le Monde, 28 avril 2017.
[12] Nostalgiques dont je suis. J’ai participé, début des années 80 à l’expérience, initiée en Brabant wallon, de théâtre populaire et wallon par Lucien Froidebise. En 2006, j’ai publié, grâce à un ami, René Lemur, un recueil de nouvelles en patois picard : No Vivâge Escaudries picardes, Avin, Luce Wilquin.
[13] Jan Patočka, L’Europe après l’Europe, trad. Erika Abrams, Paris, Verdier, 2007.
[14] Eric Hobsbawn, L’ère des Révolutions 1789-1848, Paris, Hachette/Pluriel, 2002, p. 75.
[15] Cf. Jean-Louis Backès, La littérature européenne, Paris, Belin, 1996, p.14
[16] Ibid., p. 16 et sq.
[17] Jacques Marx, Verhaeren Biographie d’une oeuvre, Bruxelles, Académie Royale de Langue et de Littérature Françaises, 1996, p. 505.
[18] Martin Heidegger, Les hymnes de Hölderlin La Germanie et Le Rhin, trad. François Fédier, Paris, Gallimard, 1988, p. 30-31.
[19] Cf. Richard Miller, Antisémitisme et antilibéralisme Martin Heidegger et Carl Schmitt, in Essais et promenades 1, Mons, CEP, 2025, p. 85-160.
[20] G. W. Leibniz, Considérations inattendues sur l’usage et l’amélioration de la langue allemande, in L’Harmonie des langues, trad. Marc Crépon, Paris, Seuil, 2000, p. 53. Merci à Francis Van Riel et au spécialiste d’Albert Schweitzer, Jean-Paul Sorg de m’avoir procuré ce livre « épuisé ».
[21] Patrick Chamoiseau, Une enfance créole Antan d’enfance, t.1., Paris, Gallimard, Folio, 1996, p. 68-69
[22] Robert Musil, L’homme sans qualités, trad. Philippe Jaccottet, Paris, Seuil, 1956, t.1, p. 275.
Richard Miller, le 2025-11-18
