Histoire du travail et de sa non-présence dans les arts

Le mal-aimé de l'art : le travailleur[1]

Aucune société humaine, depuis l’origine des temps, n’a pu se maintenir ni prospérer, sans recourir au travail, sans utiliser l’énergie et le temps de celles et ceux qui travaillent. Malgré cela, il est étonnant de constater à quel point travail et travailleurs ont été très peu représentés au point de pouvoir être désignés comme étant les grands absents de l’histoire de l’art depuis l’Antiquité jusqu’à la seconde moitié du XIXe siècle[2]. Ce n’est qu’à cette époque marquée par la révolution industrielle que le travail a pu accéder à une forme de reconnaissance culturelle. Encore faut-il ne pas prendre celle-ci pour « argent comptant ».

Il est impossible de s’intéresser à la représentation des travailleurs dans la création artistique indépendamment du contexte économique, social, politique et religieux. Il est donc nécessaire d’évoquer ce contexte, ou encore d’esquisser une « histoire culturelle » du travail.

Une précaution liminaire est toutefois nécessaire : affirmer que le travailleur est le grand absent de l’histoire de l’art, ne signifie pas qu’il soit impossible de découvrir dans un musée, dans une monographie…, l’une ou l’autre œuvre représentant des personnes occupées de travailler. Mais relativement à l’abondance sans fin de peintures, sculptures et autres, composant une sorte de musée mondial de l’art, force est de reconnaître que les travailleurs ne sont que des exceptions perdues parmi les saints martyrs, les personnalités diverses, les créatures imaginaires, les paysages champêtres, les natures mortes, les nus féminins… En outre, quand c’est le cas, la représentation du travail est souvent insérée dans un contexte particulier, celui par exemple des prestigieux Livres d’heures de la fin du Moyen Âge, comme « Les très Belles Heures de Jean, duc de Berry », illustrées par les frères Herman, Jean et Paul du Limbourg : le travail y est prétexte à mettre en valeur les propriétés du noble seigneur.

Cette précaution étant prise, telle est la question : pourquoi les sociétés passées n’ont-elles pas jugé devoir représenter le travail ? Tout d’abord, un point essentiel. Le travail comme nous le connaissons et le pratiquons en général, répond à peu près à la définition suivante : travailler, c’est consacrer plusieurs heures par jour à une occupation énergivore et répétitive qui se déroule, sauf exception (le télétravail), hors du domicile, en un lieu auquel il faut se rendre ponctuellement, en présence de collègues, obéir à des supérieurs hiérarchiques et ce, en échange d’un salaire. Or, contrairement à ce que l’on pourrait croire, le travail ainsi conçu n’est apparu que tardivement dans l’histoire de l’humanité. Semblable organisation de la vie humaine n’a vu le jour qu’à partir du XVIIIe siècle. Auparavant le « travail » n’existait pas de façon spécifique. Tout ce que les hommes et les femmes accomplissaient pour assurer leur subsistance ne répondait à rien de précis au point de vue des horaires, des gestes à accomplir, des biens à produire, ou du nombre de journées à prester… Remarquons, au passage, qu’une telle ambiguïté concerne, à notre époque encore, nombre d’activités, à commencer par l’exemple emblématique du « travail ménager » qui a été massivement imposé aux femmes. Travail répétitif, souvent harassant, peu valorisant, et nullement considéré comme étant du travail au sens strict. Outre le travail ménager, d’autres activités nécessitant aussi du temps et de l’énergie sont considérées davantage comme des loisirs : entretenir son jardin, alors que cela exige des journées d’occupation parfois éreintantes, est-ce du travail ou pas ? Ou encore, consacrer beaucoup de temps à la préparation d’une conférence sur les arts plastiques est-ce travailler ou pas ? C’est, en ce cas, la notion de plaisir – plus exactement de plaisir personnel – qui sert de curseur par opposition au degré de pénibilité qui serait inséparable de la notion de travail.

Quoi qu’il en soit de ces quelques réflexions, depuis la période néolithique caractérisée par l’invention des techniques d’élevage et d’agriculture, jusqu’à la société qui émerge à la charnière des XVIIe et XVIIIe siècles, « travailler » ne constituait pas une activité distincte, autonome, séparée des autres dimensions de la vie sociale, ni, par conséquent, une activité clairement isolée comme telle dans l’esprit de nos lointains ancêtres[3]. Ceux-ci travaillaient pour assurer leur subsistance dans le cadre d’une économie rurale et artisanale précaire, avec des techniques très lentes, qui dégageaient peu de surplus. Leur vie était dépendante d’une « prestation totale » englobant tous les membres d’une famille ou d’un groupe, et entraînant une répartition spontanée des tâches entre les âges, les adultes, les jeunes, les enfants, les vieux, mais surtout entre les deux sexes. En ce sens, les femmes, faut-il le rappeler, ont toujours travaillé, et ce selon une répartition sexuée des tâches à accomplir ; répartition, sexualisation, « en étroite relation avec la domination masculine »[4]. Toutefois, le travail en tant que prestation totale n’empêchait pas une forme de liberté, au niveau des heures et des jours consacrés à travailler,  ou des tâches à accomplir…, surtout par comparaison, avec l’organisation future du travail manufacturier, d’abord, et du travail en usine, ensuite. Ainsi, lorsque se formèrent, à partir du XIe siècle les corps de métier réglementant les modalités du travail  au sein de corporations liées à des professions (les boulangers et les bouchers furent les premiers à détenir un privilège corporatif pour des raisons de santé publique), de telles corporations furent surtout limitées aux grandes villes : « Au XVIe siècle, en France, les villes à jurandes étaient encore la minorité ; dans la majorité des villes, au contraire, et dans tous les villages, le travail était libre, c’est à-dire que chacun pouvait, à ses risques et périls, exercer le métier qu’il avait choisi, sans « jurer », sans payer de droit d’entrée, sans faire de « chef-d’œuvre », sans se soumettre à la tyrannie de règlements souvent arbitraires. Les ordonnances furent impuissantes à tuer le travail libre »[5].

De tels aspects réglementaires, de même que l’évolution de l’outillage, l’invention de la monnaie, le système fiscal féodal, etc…, sont des sujets d’étude passionnants. Mais, pour ce qui concerne la représentation du travail dans les arts plastiques, il faut d’abord se focaliser sur un aspect moins matériel : la conception culturelle qui a été celle des sociétés successives relativement au labeur quotidien. Autrement dit, pour ce qui concerne notre héritage, sur la conception que l’Antiquité gréco-romaine, et ensuite le Moyen Âge chrétien, avaient du travail. Conception fondée sur une origine indo-européenne commune que l’on décèle par exemple au travers de parentés entre les langues, comme le grec, le latin, le sanskrit…, de même qu’entre des structures mythiques semblables. Celles-ci ont été abondamment étudiées par Georges Dumézil[6] pour qui le cadre civilisationnel et idéologique indo-européen repose sur la division tripartite de la société entre les prêtres, les guerriers et les agriculteurs/artisans. Division tripartite calquée sur les sacrifices animaux : il fallait fournir la bête sacrificiée ainsi que les instruments (travail), tuer la bête (violence guerrière) et célébrer la cérémonie (prestation des officiants)[7]. En Inde, la civilisation indo-européenne a « institué » ces trois groupes sous la forme d’un système de castes très rigide : les brahmanes-prêtres, les kshatriyas-guerriers et les vaishyas-agriculteurs/artisans[8]. En Europe, la structure trifonctionnelle héritée des Indo-européens est présente, par exemple, dans la République de Platon : les rois-philosophes, les surveillants-guerriers et les travailleurs. Dumézil a également étudié ce modèle dans la société romaine, tandis que Georges Duby en a suivi les modalités d’application durant le Moyen Âge[9]. Dumézil, enfin, a identifié parmi les prolongements modernes, « les trois ordres sous la monarchie française (clergé, noblesse, tiers-état), les trois rouages essentiels de l’Etat soviétique (le parti avec la police, l’armée rouge, les ouvriers et paysans), ceux de l’Etat nazi (la Partei avec la police, la Wehrmacht, l’Arbeitsfront)… »[10]. Ceci constitue un aspect très important de notre histoire socio-culturelle, mais nous ne pouvons, ici, qu’insister sur le point déterminant pour notre sujet : dès l’origine, les travailleurs ont été, culturellement, rangés en troisième et dernière position. Ils sont en-dessous. Pas seulement au sens métaphorique où la société repose sur eux, mais au sens politique du terme, ils sont inférieurs. C’est le bas du panier. Nous sommes tellement accoutumés à vivre dans une société où les travailleurs, surtout manuels, sont des « petites gens », qu’il faut faire un effort mental pour se rendre compte qu’il n’y a aucune raison valable pour que cela soit ainsi ! En fait, le contraire serait davantage compréhensible, étant donné que si les travailleurs arrêtaient de travailler, tout s’arrêterait. C’est ce qui, par ailleurs, confère à une grève générale son poids politique déterminant. Remarque qui a encore toute sa pertinence, eu égard à l’actualité de l’Intelligence Artificielle : si les « prolétaires » de la digitalisation cessaient leurs activités, qui nourrirait les algorithmes ? Gaspard Koenig, auteur libéral, dénonce le sort fait à ces « travailleurs fantômes » en qui il voit le « lumpenprolétariat du XXIe siècle »[11].

Qu’est-ce qui explique une telle dépréciation, si ce n’est le mépris collectif qui affecte le travail, et très spécifiquement le travail manuel. Mépris dont les grands textes fondateurs de notre culture européenne sont à la fois les porteurs et les témoins : à savoir, les œuvres des philosophes grecs ainsi que les écrits bibliques et scolastiques du Moyen Âge chrétien. Selon Dominique Méda, auteure d’un livre de référence en la matière, « les philosophes grecs, au-delà de leurs différences, partagent globalement la même conception du travail : il est assimilé à des tâches dégradantes et n’est nullement valorisé »[12]. Pour expliquer cette conception, on peut rappeler que pour les Grecs, le monde est constitué d’une part, d’un ensemble fixe, éternel, que sont les cieux, les astres, et d’autre part d’un monde terrestre (sublunaire) soumis à la transformation, à la génération et à la corruption (le vieillissement). Bref, nous vivons, nous mortels dans le monde du temps qui passe – point essentiel sur lequel je reviendrai. C’est pourquoi, la valeur des activités humaines était dépendante de leur plus ou moins grande proximité ou ressemblance avec ce qui surmonte le caractère mortel : c’est l’éternité, l’immuabilité qui est le critère de la valeur de telle ou telle activité. De là, la valorisation de la pensée, des croyances, de la science (mathématique, philosophique), car les savoirs intellectuels concernent les nombres, les essences, les formes, les Idées – dira Platon – immuables, à l’instar des dieux immortels. Un triangle, qu’il soit utilisé de façon utilitaire par un géomètre pour mesurer des champs, de façon pédagogique par un professeur pour enseigner aux élèves, ou de façon symbolique comme support d’une conviction, demeure un triangle de toute éternité[13]. Tout se passe comme si les hommes[14] en se préoccupant de ce type de questions mathématiques, scientifiques, cognitives, philosophiques, religieuses…, participaient de la nature éternelle des essences. Deux autres activités sont également valorisées par les philosophes grecs : l’éthique, qui consiste à viser le Bien, le Bien immuable, et la politique qui permet de se dépasser en se mettant au service de la cité, du maintien de la cité. Ce n’est pas le travail qui crée du lien social, c’est la participation au politique par la parole, par la raison, par le débat. Là, réside, pour les Grecs, la liberté de l’homme. L’ensemble des autres activités humaines relève de la nécessité de vivre et de manger. Il s’agit en ce cas de tâches qui asservissent et ne contribuent en rien à libérer les êtres humains. En fait, comme le souligne Pierre Vidal-Naquet, « Il n’y a même pas de mot pour désigner [en grec] de façon claire, le travailleur »[15].

On comprend qu’en faisant fond sur une telle conception, la société grecque qui nous a transmis certaines des plus grandes œuvres artistiques de l’humanité et qui a porté à son sommet la représentation anthropomorphe des dieux, des héros, des gouvernants, des vainqueurs des jeux…, n’ait produit aucune statue d’un homme au travail. Un historien spécialisé en ce domaine, Bernard Holtzmann, n’a retenu pour une monographie portant sur une période qui s’étend sur un millénaire, parmi les œuvres innombrables qui nous sont parvenues, qu’une seule stèle funéraire représentant un tailleur de pierre ; encore s’agit-il d’une stèle imparfaite réalisée par un homme de métier (probablement lui-même) et non par un sculpteur[16].

A la limite, le raisonnement des Grecs était le suivant : pourquoi, si un homme est obligé de travailler pour vivre, faudrait-il l’insulter de surcroît en le représentant, occupé de travailler ? Pourquoi le représenter occupé de se soumettre aux contraintes de la nécessité et d’avilir sa liberté ? Le travail était la condition réservée aux esclaves, c’est-à-dire aux hommes non-libres. « Pour les Grecs, écrit Marius Renard, le travailleur était un esclave indigne de retenir la pensée des hommes libres »[17]. Une seule chose était pire que le travail : la mort. L’ombre d’Achille le dit à Ulysse descendu dans les Enfers : la vie du plus bas esclave chez le plus pauvre laboureur est préférable à être roi au royaume des morts ! Que penser alors d’Hésiode ? Si celui-ci chante les travaux agricoles dans Les travaux et les jours, c’est bien en y voyant un mal nécessaire qui doit être accompli dans l’indépendance et la dignité. Quant aux artisans, certes ils sont nécessaires, mais leur dieu, Héphaïstos est un dieu boiteux, handicapé, moqué par les autres dieux et cocufié par son épouse, Aphrodite, qui lui préfère Arès, le dieu viril des guerriers[18]. Enfin, et je fais référence à l’exposition Europalia 1982 consacrée à la Grèce, il est exact que l’on pouvait y admirer quelques statuettes et amphores représentant des activités agricoles ou artisanales. Cependant, il ne s’agit pas là d’œuvres artistiques proprement dites, mais des objets utilitaires dont la décoration était souvent associée aux divinités – par exemple, à Héphaïstos pour les forgerons[19]. On peut citer l’Homme à la scie, figurine en terre cuite présentant quelques restes de colorations avec du noir, du blanc, du rouge et du jaune. C’est ce que l’on appelle une « pièce de genre » très populaire en Béotie à la fin du VIe siècle av. J.C. Parmi celles-ci, on trouve souvent un boucher, un scribe, un musicien, un pâtissier, et une femme près d’un four. Ces figurines avaient une fonction utilitaire. Elles étaient destinées à être ensevelies avec le défunt comme une sorte de personnel de remplacement pour son séjour chez les morts. Pratique semblable à celle des oushebtis égyptiens[20].

La Grèce antique a découvert le savoir, la raison, la science, la philosophie, la démocratie. Elle va tendre de toutes ses forces à écarter et rejeter ce qui, en l’être humain, s’oppose à l’excellence de sa nature, laquelle est celle d’un être de raison. On relira à ce sujet, le texte fondamental d’Hannah Arendt dans La condition de l’homme moderne[21]. Le travail est une contrainte qui maintient l’homme dans une condition semblable à celle de l’animal. A tel point qu’Aristote va affirmer dans La Politique que l’artisan ne peut être un citoyen, c’est-à-dire un homme libre participant à la gestion de la cité libre : « … doit-on admettre même les travailleurs manuels comme citoyens ? (…) La vérité, c’est qu’on ne doit pas forcément reconnaître la qualité de citoyen à tous ceux qui sont indispensables à l’existence de l’Etat (…) l’Etat idéal se gardera de faire d’un homme de métier un citoyen (…) car il n’est pas possible de se livrer à la pratique de la vertu quand on mène une vie d’ouvrier ou d’homme de peine… » [22].

Qu’en est-il du christianisme ? Pour le croyant, la nature du travail est d’emblée celle formulée par Dieu dès les premiers versets de la Genèse : il ne s’agit rien moins que d’un châtiment, d’une malédiction. Dieu expulse Adam du paradis en prononçant ces mots : « Parce que tu as écouté la voix de ta femme et que tu as mangé de l’arbre au sujet duquel je t’avais donné un ordre, en disant : Tu n’en mangeras pas ! maudit soit le sol à cause de toi ! C’est dans la souffrance que tu te nourriras de lui tous les jours de ta vie (…) A la sueur de ton visage tu mangeras du pain jusqu’à ton retour au sol »[23]. Si le seul labeur évoqué dans ces versets est celui lié au travail de la terre, cela est dû au fait que le peuple de la Bible est un peuple passé du stade du nomadisme pastoral à celui de sédentaires cultivateurs. La malédiction qui porte sur le travail du sol sera d’ailleurs confirmée par la préférence que Dieu réservera au présent d’Abel – un agneau – en rejetant celui de Caïn – les fruits du sol[24]. L’agneau, lui, symbolisera pour toujours le temps heureux du paradis.

Dès le départ, et nous retrouvons la préoccupation de l’éternité, de la non-dépendance vis-à-vis du temps qui passe, le judéo-christianisme sanctifie l’immortalité, condamnant la temporalité qui caractérise la vie des mortels, une vie condamnée au travail. Le Nouveau Testament n’accordera pas davantage de valeur au labeur, au point de donner un sens nouveau au mot « travail » : celui de « travailler » à son Salut, de se purifier pour être digne du Seigneur, comme on peut le lire dans l’Epître aux Philippiens : « Travaillez avec crainte et tremblement à votre Salut » [25]. Un épisode de la vie du Christ est, à cet égard, très révélateur. Jésus est entré chez Marthe, laquelle a en charge toute la besogne ménagère. Que fait-il ? Il la dédaigne et préfère s’entretenir avec la sœur de celle-ci, Marie. Marthe, agacée, les interrompt : « Seigneur, tu ne te soucies pas que ma sœur me laisse seule faire le service ? dis-lui donc de m’aider. Et le Seigneur lui répondit : Marthe, Marthe, tu t’inquiètes, tu fais beaucoup de bruit (…) Marie a choisi la bonne part et on ne la lui arrachera pas » [26]. Autrement dit, que Marthe retourne à ses casseroles et ses nettoyages, car elle a « choisi » la part maudite de la vie, le travail.

Peu à peu, toutefois, la conception chrétienne du travail va connaître une évolution due au besoin de définir des règles de guidance pour les moines. J’avance rapidement mais je tiens à attirer l’attention sur le fait que cette évolution passe aussi par l’interprétation de la parole biblique. Une interprétation quelque peu différente de la création divine, telle que rapportée dans la Genèse, s’est en effet imposée : d’une création ex-nihilo accomplie par Dieu, par l’effet du seul Verbe divin, on passe à la conception d’un Dieu démiurge qui a œuvré, qui a travaillé, pour créer le monde. Le monde est Sa création, il est l’opus dei[27]. La pensée de saint Augustin constituera un moment décisif, notamment lorsqu’il va s’adresser aux moines de Carthage qui vivaient de la charité publique pour pouvoir se consacrer exclusivement à la contemplation spirituelle. Les moines, dira-t-il, ne peuvent pas demeurer dans le loisir (otium), alors que Dieu, Lui, a travaillé (opus dei). Ce qui constitue une rupture avec les Grecs et les Romains pour qui l’otium était nécessaire à l’homme libre. Saint Augustin marque la rupture avec cette vision. D’abord, en rappelant la parole de saint Paul qui a dit : « … vous savez comment on doit nous imiter : nous n’avons mangé gratuitement le pain de personne ; au contraire, dans la fatigue et la peine, nuit et jour nous avons travaillé, dans le but de n’être à charge à aucun de vous (…) pour vous donner en nous un exemple à imiter (…) que celui qui ne veut pas travailler ne mange pas ! »[28]. Remarquons que cette exhortation au travail ne trahit nullement l’esprit et la parole de Dieu dans la Genèse : « A la sueur de ton visage tu mangeras du pain ». Il faut travailler pour manger et souffrir pour travailler – ou l’inverse : Dieu ayant condamné l’homme à la souffrance, il est nécessaire qu’il travaille pour effectivement souffrir.

Saint Augustin va maintenir ce point de vue : il va distinguer plusieurs formes de métiers. Tous ne sont pas bons à exercer. Certains sont infâmes (comédiens, gladiateurs), d’autres peu honorables (négociants). D’autres par contre, sont déclarés honnêtes (paysans, artisans). Pourquoi ? Parce qu’ils ne visent pas – plus exactement parce qu’ils n’ont pas l’autorisation de viser – la spéculation et, qu’en outre, ces métiers permettent à ceux qui les exercent de continuer à penser à leur Salut : le travail des mains permet en effet d’avoir l’esprit préoccupé de la pensée de Dieu. La visée première de la vie monacale demeure la recherche du Salut dans la contemplation. L’inversion mérite d’être soulignée : l’otium, le loisir, n’est plus nécessaire à l’âme, c’est au contraire la paresse qui est devenue l’ennemie de l’âme. Cette conception nouvelle va susciter un autre type de comportement que Jacques Le Goff assimile à un « humanisme médiéval »[29] ! Parce qu’il conserve son caractère pénible, le travail auquel s’attèlent ardemment l’homme et la femme devient une voie de rédemption possible pour être absous du péché originel.

Tout ceci est encore fort éloigné d’une revalorisation culturelle du labeur et, partant, d’une représentation du « travail des travailleurs ». De là, le fait que la construction, de même que la décoration extérieure et intérieure d’édifices religieux, qui pourtant requièrent la présence et l’activité de très nombreux corps de métiers, n’offrent à voir que rarement des représentations de personnes occupées de travailler. Partout sont visibles des représentations de Dieu, de Jésus, de Marie, des saints, des anges, des démons, des gargouilles, des humains suppliciés ou honorés…, et, ici et là, exceptionnellement, un tailleur de pierre, un maçon, un forgeron… Alors que, tel est le paradoxe, tous les corps de métiers étaient rassemblés autour de l’édification de la maison de Dieu. De même que j’ai pointé parmi la statuaire grecque une stèle représentant un tailleur de pierre, je renvoie au livre de Jacques Le Goff, Un Moyen Âge en images, dans lequel ce grand médiéviste a pu identifier quelques très rares représentations du travail[30]. Mais que ce soit Les Charpentiers, un des vitraux de la cathédrale de Chartres, ou La construction de la Tour de Babel, une des mosaïques de la basilique Saint-Marc à Venise, ces œuvres datent du XIIIe siècle, c’est-à-dire déjà de l’époque du Moyen Âge finissant. Epoque à laquelle une autre société commence à se mettre en place. Une société dont la naissance est due aussi en partie à l’impact économique des grands travaux menés dans les villes par les autorités civiles et ecclésiastiques. Dans ce processus de création architecturale et urbaine, les corporations commencent – quoi de plus normal –  à revendiquer leur part de reconnaissance éternelle, et donc de représentation, pour avoir œuvré à la construction des édifices du culte.

Le travail est reconnu nécessaire, mais il demeure dévalorisé. Le travailleur demeuré « dans le bas du panier » n’est pas digne d’une représentation de lui-même. A cette même époque où l’Occident chrétien construit les cathédrales, on constate que l’Orient brahmanique – pour réévoquer notre passé indo-européen – construit des temples, façonnant lui aussi des bas-reliefs et des sculptures. Le constat est semblable : sur les centaines de mètres de murs de pierre, par exemple, qui constituent le site d’Angkor, on peut admirer une multitude de danseuses aux seins nus, des dieux, des démons, des guerriers et des éléphants, mais pas un seul travailleur. Pourtant, on ne peut mesurer à quel point ont souffert les milliers de femmes et d’hommes qui ont été attelés à l’érection, à l’aménagement et à la décoration de ces temples grandioses, sous une chaleur étouffante, au profond de la jungle… On peut dès lors, à ce stade, poser la question suivante : lorsque chaque moment de la vie est englouti dans un labeur incessant, usant les corps jusqu’à la moëlle des os, dévorant la force de nos années d’existence, peut-on désirer représenter cette malédiction qu’est le travail sur ce qui doit apparaître comme étant le plus beau, le plus riche et le plus digne du divin ?

L’histoire humaine toutefois ne s’arrête pas. Une lente transformation va s’opérer et s’accompagner de conceptions nouvelles. L’investissement de moyens importants privés et publics dans la construction d’édifices urbains, civils ou religieux a donné un coup d’accélération à l’économie artisanale et au marché des capitaux. Le jugement moral porté sur nombre de professions, notamment sur les métiers liés aux banques et à l’usure, va inexorablement être revu et corrigé. La construction des édifices nécessite des fonds, mobilise l’argent. Ce ne sera donc que lorsqu’ils agissent par cupidité que les marchands seront condamnés[31]. Saint Thomas d’Aquin – qu’un ouvrage récent classe parmi les « géants de la pensée économique »[32] – conscient des transformations en cours va s’efforcer de les codifier. Dans la Somme Théologique (question 77), il va accorder davantage de reconnaissance ou de considération aux métiers qui, comme ceux relatifs aux tissus et à l’habillement, sont nécessaires pour satisfaire les besoins humains, non parce qu’ils plaisent à l’un ou l’autre individu séparément, mais parce qu’ils répondent à une utilité commune : « La valeur de la chose ne résulte pas du besoin de l’acheteur ou du vendeur, mais de l’utilité et du besoin de toute la communauté (…) Le prix des choses est estimé non pas d’après le sentiment ou l’utilité des individus, mais de manière commune »[33]. Cette phrase est très révélatrice de la difficulté, pour la société chrétienne du Moyen Âge finissant, d’accepter la nouvelle configuration de la société occupée d’advenir à travers la possibilité de commercer, de marchander, de faire « librement » du commerce avec des marchandises – c’est-à-dire avec des biens surnuméraires qui ne sont plus réservés au nécessaire, ni limités par la pénurie. Saint Thomas voit les marchands aller et venir, traverser les villes, occuper les marchés, concentrer autour de leur activité l’ensemble de la vie urbaine et attirer les produits de la campagne vers les villes. Il reconnaît – il ne peut pas faire autrement – leur importance, mais à une condition : le commerce doit avoir pour but, pour finalité l’utilité publique ! Satisfaisant à cette condition, le lucre « n’est pas visé comme une fin, mais est seulement réclamé comme rémunération du travail »[34].

On voit donc apparaître une reconnaissance nouvelle du travail au nom de l’utilité publique. Mais la réalité est déjà plus complexe, car ce que saint Thomas d’Aquin s’efforce de penser c’est une période de transformation sociale qui est déjà occupée de s’accomplir : le commerce, la circulation de l’argent, des biens et des personnes, l’ouverture des villes sur ce qui déborde celles-ci, a réellement lieu. Bref, les producteurs, les marchands, les intermédiaires financiers et (même si le terme est anachronique) les consommateurs n’ont pas attendu la scolastique thomiste pour être des acteurs économiques. Des segments nouveaux dans la population apparaissent. Une bourgeoisie, sortie de la pauvreté ambiante du système féodal et religieux, existe désormais. En reconnaissant les nouvelles espèces de métiers, saint Thomas accorde à ceux qui en ont désormais les moyens, les clés du paradis … moyennant, nous l’avons vu, quelques conditions : œuvrer pour l’utilité publique et prendre le travail pour étalon de la rémunération ! Mais imposer cela, était déjà peine perdue. Toutefois, cela n’ôte rien à l’ampleur du questionnement. En effet, faut-il le rappeler, la prise en compte du travail et de sa juste rémunération est demeurée d’actualité depuis la naissance de ce qui s’appellera le capitalisme jusqu’à aujourd’hui encore. Ici encore, il faudrait élargir le propos, étudier notamment l’impact que va avoir sur les processus économiques que l’on vient d’évoquer, l’arrivée des richesses provoquée par la découverte, par la colonisation et par le pillage des Amériques – de même que par le développement du commerce international d’esclaves[35]. Mais le mouvement général a bien été celui-là : alors que l’on voyait apparaître une reconnaissance culturelle, au sens large, de la positivité du travail, c’est une direction nouvelle qui s’est imposée. Tout s’est passé comme si le travail avait dû céder la place qui lui revenait, avait dû s’effacer devant un autre prétendant au titre de fondement de la richesse, à savoir le capital !

Au XVIe siècle, les mots servant à désigner ceux qui « oeuvraient », « ouvraient », « labeuraient » vont être remplacés par le mot « travail », issu de « tripalium », sorte d’engin à trois pieux, utilisé pour soumettre quelqu’un à la torture ! Dans le même esprit, au siècle suivant, les « solitaires » de Port-Royal retiendront le travail comme instrument de pénitence. Assez rapidement, la possibilité de voir dans le travail sa part créatrice a disparu. Les travailleurs sont « oubliés ». Il n’est donc pas surprenant qu’à l’occasion d’une visite dans l’un ou l’autre musée des Beaux-Arts, on puisse admirer des peintures et sculptures de cette époque, représentant des sujets mythologiques, des personnages et des évènements historiques, voire quelques scènes de la vie quotidienne notamment des paysages, des natures mortes, des marines… mais pas, ou infiniment peu, de représentations des travailleurs. Avec, toutefois, une exception notoire, également relevée par Marius Renard[36] : Pierre Breughel l’Ancien, dont les paysans et artisans ne servent pas d’illustrations pittoresques, mais sont ceux dont le travail est producteur, dont le travail est la seule activité créatrice en tant qu’essence universelle de l’être humain (Les Moissonneurs, 1565). Peindre La Chute d’Icare (1558), c’est affirmer la réalité effective du travail et la vanité des illusions. Rien n’arrête le soc de la charrue à l’avant-plan, ni la mort (un cadavre se devine dans les sillons), ni les croyances (le mythe d’Icare dont ne s’occupent ni le laboureur, ni le pêcheur, ni le berger). Cependant, si l’œuvre de Breughel est une exception majeure, il faut aussi la replacer dans son contexte historique : elle est née dans les Plats Pays prospères, actifs et commerçants. D’autant, comme le montre La Chute d’Icare, qu’aux métiers de la terre s’ajoutent ceux de la mer :  les ports de Bruges, d’Anvers et d’Amsterdam seront successivement, comme l’écrira Braudel, les villes-mondes de l’Europe septentrionale. Chef-d’œuvre, donc, mais exception.     

Car, de façon constante, la non-représentation, voire l’occultation, du travail va se poursuivre au XVIIIe, et ce selon d’autres modalités. En effet, une science nouvelle, apparue avec la naissance de l’Etat, s’est imposée : l’économie politique. Un Etat doit, pour se maintenir, être bien gouverné. A partir de ce principe de base, l’économie politique s’est assurée un espace d’analyse, de réflexion, d’étude, de conseil avec pour ambition d’aider les gouvernants à bien gouverner. C’est l’époque des Physiocrates, des Turgot, Necker, Quesnay… dont le souci premier est d’assurer la richesse de l’Etat. A ces spécialistes d’une science naissante, à ces nouveaux économistes, on peut si on le souhaite faire divers reproches mais pas celui d’ignorer qu’à côté, en-dessous, au-dessus…, des richesses produites et à produire, il y a les hommes et les femmes qui travaillent ! Il est autant impossible de s’en passer concrètement que de le nier intellectuellement. Aussi, Adam Smith, dès les premières lignes de son ouvrage fondateur du libéralisme, La Richesse des nations, évoque-t-il le « travail annuel d’une nation » : tout le Livre 1 traitant « Des causes d’Amélioration des Facultés productives du Travail »[37]. On pourrait donc espérer qu’enfin le travail ait été reconnu dans sa valeur intrinsèque. Mais ce n’est pas le cas, comme l’a montré Michel Foucault au cours de plusieurs Leçons au Collège de France – leçons devenues célèbres car le penseur de gauche qu’était Michel Foucault y présentait une vision positive du libéralisme, ce qui, on s’en doute, a fait polémique. Son sujet : la non-prise en compte du travail par l’économie classique. Je me réfère en particulier à la Leçon du 14 mars 1979[38], où il reprend explicitement la démonstration opérée par ceux qu’il appelle les « néolibéraux » (terme auquel il ne donne pas le sens péjoratif qui s’est par la suite imposé). Ceux-ci se distingueraient par le fait d’avoir dénoncé « l’absence du travail » dans les études et théories économiques classiques. En effet, si l’économie classique identifiait les trois grands facteurs de production que sont la terre, le capital et le travail, elle a néanmoins délaissé celui-ci. Selon les néolibéraux tels qu’étudiés par Foucault, le facteur « travail » a toujours été laissé de côté, inexploré. Certes, je l’ai rappelé, Adam Smith ouvre La Richesse des nations en louant le travail, mais il ne va pas plus loin, car l’objectif de l’économie classique était de neutraliser le facteur « travail » en le rabattant sur la dimension du « temps ». Autrement dit, on ne parle plus du travail mais du « temps de travail » ; la variable « temps de travail » remplaçant le travail lui-même. L’augmentation du travail, chez Ricardo par exemple, c’est l’augmentation de la variable temporelle, autrement dit la possibilité ou non d’augmenter le nombre d’heures de travail à la disposition du capital. Même pour Keynes, au XXe siècle, le travail ne sera qu’un facteur de production passif qui n’est actualisé qu’à partir d’un certain niveau d’investissement du capital.

Qu’en est-il de Marx ? En analysant le facteur « travail », l’auteur du Capital, aurait, toujours selon Foucault, montré précisément comment le capital neutralise celui-ci, comment opère la neutralisation du travail en tant que travail. L’ouvrier vend non pas son travail mais sa force de travail pour un certain temps, et ce en échange d’un salaire établi. De ce processus résulte une valeur que le capital s’approprie complètement hormis le salaire payé. Par conséquent le travail est abstrait : il est amputé de sa réalité humaine : « La logique du capital ne retient du travail que la force et le temps. Il en fait un produit marchand et il n’en retient que les effets de valeur produite ».  Et Foucault d’ajouter cette précision fondamentale : « Cette abstraction du travail (…) n’est pas le fait du capitalisme réel mais celui de la théorie économique que l’on a faite de la production capitaliste »[39]. C’est pourquoi, différents auteurs néolibéraux vont considérer que cette abstraction du travail n’est pas quelque chose qui a réellement eu lieu, car le travail est une réalité concrète et pas une abstraction. Le capitalisme ne peut exister sans le travail, mais en faisant de celui-ci, par l’analyse économique, quelque chose d’abstrait, la théorie légitimise l’occultation du travail par le capitalisme. C’est la théorie économique échafaudée autour de la production de type capitaliste qui a servi à abstraire le travail, donc les travailleurs.

Ce processus est au cœur du Portrait de M. et Mme Andrews, peint par Thomas Gainsborough vers 1748. La première chose qui surprend, c’est le format de ce tableau – inhabituel, horizontal, 70 cm de haut, sur 120 cm de large. Robert et Frances Andrews sont des propriétaires terriens. Le peintre les a cantonnés dans la partie gauche, laissant admirer ce qui importe : les terres dont ils sont propriétaires. Il faut savoir que le couple n’a pas posé à l’endroit représenté ; de là cette impression qu’il a été déposé au milieu de ses biens. Le fusil de chasse, le chien, la robe, le banc, le chêne…, attestent de la situation aisée de ces jeunes mariés, rentiers, membres de la landed gentry. S’ils avaient été peints dans la nature, ils se seraient fondus en elle, mais Gainsborough a préféré les surimposer à celle-ci. Ils sont ceux qui possèdent tout ce que la composition du tableau permet à l’observateur de discerner dans ce vaste paysage champêtre : c’est-à-dire tout ce qui constitue la richesse des Andrews, la culture du blé, les revenus forestiers, l’élevage des moutons… Ce qui est visible, c’est leur capital. Par contre, le travail, lui, est complètement absent : rien, ni personne, qui soit lié au travail n’est visible sur ce tableau. Le travail qui nourrit l’accumulation du capital est effacé, il ne peut pas être vu puisque, selon la théorie économique classique, la propriété se reproduit sans lui. Autrement dit, Gainsborough a peint la représentation que le capitalisme classique a voulu donner de lui-même.

Pour l’anecdote, mais elle est parlante, le tableau est resté dans la famille Andrews durant plus de deux siècles et n’a été vendue qu’en 1960. Elle est actuellement la propriété de la National Gallery à Londres[40]. Je ne vais pas m’attarder sur la description des personnages, ni sur la supériorité affichée du mari sur son épouse, ni sur le regard plus qu’ambigu de celle-ci, pour me limiter à la lecture « économique ». Malgré l’impression première, ce tableau n’est pas paysager, naturaliste ni même « romantique ». Ce ne sont pas les émotions du jeune couple qui sont peintes, en promenade dans un parc ou un sous-bois. Non, celui-ci est représenté de façon à montrer les biens qui lui appartiennent, « champs de blé à droite, enclos pour les moutons au fond et au centre (la laine étant l’une des richesses de la région), enclos avec étable pour les bovins à gauche »[41].

Jusqu’à cette époque, en Angleterre, le système patriarcal des champs ouverts avait dominé : une grande partie des terres était donc cultivée en commun. Une fois les moissons passées, les moutons pouvaient paître n’importe où. A partir du moment où les propriétaires, comme M. Andrews ont fait clôturer leurs champs pour séparer les cheptels, ils ont augmenté le rendement de leurs biens mais ont entraîné du coup la ruine des simples fermiers. Les clôtures très visibles et la séparation des ovins et des bovins rendent manifeste l’expertise de ce jeune propriétaire à la tête d’une exploitation agricole moderne, modèle et prospère – grâce, il faut le rappeler, à l’héritage de son père et à celui de la famille de son épouse (des riches marchands de tissus, ce que signale la robe envahissante). Par contre, le travail nécessaire à cette prospérité et à la valorisation de l’héritage et du patrimoine, on ne le voit pas ! Il est caché, comme effacé, ignoré, occulté de ce tableau représentant cette étape historique déterminante pour la genèse du capitalisme qu’a été l’évolution de la production lainière[42] et de l’industrie textile en Angleterre.

De la fin du XVIIIe siècle, on retient le plus généralement l’éclosion des Lumières, la chute de l’Ancien Régime absolutiste et la naissance du libéralisme politique et économique. Sur le plan précis de l’organisation du travail, Robert Castel, remarquable historien de la question sociale, utilise, lui, le mot de « métamorphose » pour désigner cette période. Jusqu’à cette époque, y compris jusqu’à la phase préindustrielle, les différentes formes de travail étaient soit réglementées par l’appartenance à des guildes, à des associations professionnelles, à des compagnonnages…, soit par la contrainte sous différentes formes de travail forcé : esclavage, servage, travail pénitentiaire… A la fin du XVIIIe, commence à se mettre en place, notamment sous l’action des Révolutionnaires français avant la Terreur, le libre accès de toutes et tous au marché du travail : « L’institution du libre accès au travail, écrit Castel, est une révolution juridique aussi importante sans doute que la révolution industrielle, dont elle est d’ailleurs la contrepartie »[43]. Le libre droit de chacun au travail casse les formes séculaires d’organisation des métiers et entérine l’avènement du salariat. C’est une avancée historique qui, à travers le « libre contrat de travail » libère à la fois les travailleurs et « ceux que l’on pourra alors appeler les patrons ». Mais, on le sait, les forces en présence pour la rédaction dudit « libre contrat » étaient déséquilibrées : la liberté contractuelle qui favorisait les entreprises était trop forte, trop sûre d’elle-même, face à ceux – les travailleurs – qui ne pouvaient que subir les clauses d’un contrat qui leur était imposé. Si l’on veut schématiser, on peut considérer que les ouvriers avaient « reçu » la liberté de travailler pour des salaires qui les réduisaient de facto à la pauvreté. Précédemment la vulnérabilité du travail résultait de l’excès des barrières et contraintes ; avec la révolution industrielle et le libre accès, la vulnérabilité est favorisée par l’affaiblissement des protections. Telle sera la grande question politique qui émergera du XIXe siècle : l’organisation d’un Etat social qui rendra moins vulnérables les travailleurs, privés de protection et de reconnaissance. Une étape importante aura été l’élan révolutionnaire de 1848 à travers plusieurs pays européens, en France en particulier. Ce sera l’enjeu du livre de Marx, Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte.

Le décor est dressé : revendications et luttes sociales, libres contrats de travail et salariat, conditions de vie déplorables pour les travailleurs (à un salaire minimal, s’ajoutait un nombre plus grand de jours à prester) accélération du système capitaliste… Telle est, sur le plan social, la société qui va, à travers la création artistique, se donner une série de représentations d’elle-même. Avec, par priorité, les arts plastiques qui étaient à l’époque contrôlés pour satisfaire les goûts de la bourgeoisie possédante : l’instrument premier du contrôle étant les Salons où les œuvres sont montrées, refusées, censurées, jugées, valorisées… Toutefois, cette période qui, entre la fin du XIXe et le début du XXe siècle, est celle de l’affirmation sociale et politique de la dignité du travail, sera sur le plan de la création, la première dans l’histoire de l’art, à avoir tenté de représenter le « travail des travailleurs ». Même si ces femmes et ces hommes ont vécu dans la souffrance, ils ont révélé que la dignité humaine ne peut être enlevée à celle ou celui qui travaille.

Enfin parvenus à un moment clé de l’histoire de la représentation du travail, nous pouvons à présent nous focaliser sur des aspects d’ordre esthétique. En effet, il ne suffit pas de devenir un motif artistique pour engendrer une œuvre. Il ne suffit pas de décider de peindre, de sculpter, de photographier quelqu’un au travail pour créer une œuvre d’art. A cet égard, l’époque que nous évoquons est passionnante. On peut en avoir une idée assez juste en lisant les critiques de Joris-Karl Huysmans. Nous sommes en 1879-1880, Huysmans à l’instar de tout bourgeois parisien, arpente les Salons. Il le fait avec la hargne d’un esprit qui « étouffe », qui est à la recherche d’un « air » nouveau. Il n’a pas de mots assez durs, de formules assez assassines, pour décrire l’inutilité prétentieuse des toiles et sculptures exposées. Celles-ci n’ont plus rien à exprimer, elles sont des restes, des ersatz du passé, alors qu’une révolution artistique est à ce moment en cours, notamment depuis Courbet et Manet. Mais ce n’est qu’au siècle suivant qu’apparaîtront les grandes ruptures que sont le cubisme, le futurisme, le surréalisme… Bref, la seule consolation pour Huysmans, fin du XIXe, consiste au hasard d’une « rencontre », à pressentir un souffle, une inspiration moderne à travers des thèmes nouveaux ou des compositions inédites… Huysmans remarque d’ailleurs que le public lui-même, ce public bourgeois tellement décrié, commence aussi à se lasser des œuvres d’un siècle finissant qui ne le touchent qu’occasionnellement : « …malgré son originelle bêtise il s’arrête, regarde, étonné et poigné quand même un peu par la sincérité que ces œuvres [celles de Degas et de Caillebotte] dégagent »[44]. La conclusion qu’il en tire, eu égard à notre sujet, est décisive : « Toute la vie moderne est à étudier encore (…) quel artiste rendra maintenant l’imposante grandeur des villes usinières en entrant dans les immenses forges, dans les halls de chemin de fer (…) quel paysagiste rendra la terrifiante et grandiose solennité des hauts fourneaux flambant dans la nuit (…) Tout le travail de l’homme tâchant dans les manufactures, dans les fabriques ; toute cette fièvre moderne que présente l’activité de l’industrie, toute la magnificence des machines, cela est encore à peindre et sera peint pourvu que les modernistes vraiment dignes de ce nom consentent à ne pas s’amoindrir et à ne pas se momifier dans l’éternelle reproduction d’un même sujet »[45]. Tout le monde, on s’en doute, ne verra pas les choses de cette façon. En 1864, Ingres, alors directeur de l’Ecole des Beaux-Arts, s’exclamera : « Maintenant on veut mêler l’industrie à l’art. L’industrie ! Nous n’en voulons pas ! Qu’elle reste à sa place et ne vienne pas s’établir sur les marches de notre école, vrai temple d’Apollon, consacré aux arts seuls de la Grèce et de Rome »[46]. Séparation que l’on retrouve dans le Pop art, avec la toile de Roy Lichtenstein, Industry and the Arts !

En littérature, la modernité des villes et des usines sera au cœur des Villes tentaculaires d’Emile Verhaeren. Et c’est lui, à propos des sculptures ouvrières de Constantin Meunier, qui formulera le mieux la difficulté : ce qui importe n’est pas de peindre ou de sculpter un ouvrier, mais de trouver, de dégager, de « donner l’expression esthétique du travailleur moderne ». Et d’ajouter : « de même que les Grecs ont donné celle du lutteur et du gymnaste »[47]. Pour qu’il y ait œuvre d’art, pour que le travail des travailleurs ne soit plus ignoré, ne soit pas prétexte à des lamentations ni à des objets de curiosité pour le pittoresque des métiers pratiqués, il faut, écrit Verhaeren « L’émotion, non pas théâtrale, mais silencieuse et profonde, [qui] résulte fatalement d’une consciencieuse et patiente conception d’art »[48].

Malgré cela, deux écueils ont affecté cette période charnière entre fin XIXe et début XXe, durant laquelle le travail a conquis le droit d’être artistiquement présent et représenté – j’ouvre une parenthèse pour souligner l’ampleur du terme « représentation » ; je n’aborde ici, et peut-être trop rapidement, que la représentation artistique, mais en même temps que celle-ci se pose bien entendu toute la dimension de la représentation politique puisque c’est à la même époque que les ouvriers commencent à avoir la possibilité d’être représentés au parlement (Marx écrit dans Le 18 Brumaire : « Ils ne peuvent se représenter eux-mêmes ; ils doivent être représentés »[49]). Mais j’en reviens aux deux écueils. Le premier est le dolorisme, les clichés de la souffrance de vivre, et de la dureté de travailler. Je ne suis pas occupé de nier l’épouvantable condition du prolétariat de l’époque ni la souffrance physique et mentale de ces hommes, de ces femmes, de ces enfants exploités « jusqu’au trognon ». Mais je dis qu’il ne suffit pas de peindre un ouvrier mineur harassé pour être face à une peinture. Autrement dit, l’art a ses lois, essentielles, voire mystérieuses, et en-dehors de celles-ci rien de solide ne demeure. Le second écueil a été l’attrait du pittoresque. Il est en effet pittoresque, distrayant, de combler le « vide artistique » réservé au travail, par des représentations telles que Les Livreurs de farine, Le Débarquement du thon à Concarneau (Guillou,1902), Le Pêcheur à la foëne (Tattegrain, 1890), etc. Tout n’est évidemment pas mauvais, ni à jeter (sans non plus négliger l’intérêt documentaire des conditions de vie, de travail…) parmi ces peintures exhibant la pauvreté des ouvriers, les conditions d’existence pénibles de leur famille et de leurs enfants, la rigueur de l’hiver s’abattant sur les corons…, peintures que l’on trouve « à la pelle » à la charnière des XIXe et XXe siècles. Le thème connaissait ses effets de mode ! Mais précisément, que le processus artistique conserve toute sa part de mystère, on le voit au fait que pour la plus grande majorité de ces peintures, reproductions…, celui qui regarde ne ressent quasi rien, si ce n’est un peu d’émotion convenue. Il est donc essentiel de comprendre que lorsqu’une œuvre montrant un corps d’homme ou de femme mis au travail, nous interpelle aujourd’hui encore, nous révèle toujours vivante le mélange d’énergie et de fatigue qui hante ce corps, ce n’est pas par des motifs pittoresques mais par des choix esthétiques : la composition spatiale de la scène représentée, les jeux de lumière, les coups de pinceaux, la juxtaposition des couleurs (Huysmans n’évoque pas seulement à ce sujet le « mariage » mais aussi « l’adultère des couleurs »[50])… Deux exemples peuvent être cités : Les Repasseuses (Degas, 1884) et Les Raboteurs de parquet (Caillebotte, 1875). Pour Les Repasseuses, Degas a utilisé une toile de facture grossière, sans apprêt, dont la surface crayeuse s’adapte remarquablement au sujet. Le double mouvement de la femme qui baille et de celle qui s’appuie des deux mains sur son fer, résume leur existence de labeur. Degas parvient à condenser la vérité du travail et la vérité de la peinture. A propos de la deuxième œuvre, celle de Caillebotte toujours exposée au Musée d’Orsay, je renvoie au commentaire de Béatrice Joyeux-Prunel dans sa monumentale histoire des Avant-gardes : « La prise de vue à contre-jour, les reflets de la lumière sur le parquet, et la clarté de la fenêtre détournent l’observateur du sujet de la composition. La réaction normale est de chercher à regarder tout de même les ouvriers. Elle est sans cesse battue en brèche par le jeu de lumière qui fait aboutir le regard, en l’empêchant de s’arrêter sur les raboteurs, au vide de la rue et de son reflet sur le plancher. Comment mieux faire voir que le système social de l’époque valorisait non les hommes, mais ce qu’on attendait d’eux ? »[51].

Les deux écueils, le dolorisme et le pittoresque, n’ont malheureusement pas manqué de se dépasser en fausse sollicitude et en voyeurisme. C’est le cas de La visite à l’usine après une soirée chez le directeur (Bergès, 1901) ou, plus ancienne, Dans la forge d’ancres de Söderfors (Hilleström, 1782) La soi-disant sollicitude, l’apitoiement calculé, la curiosité encanaillée de la bourgeoisie pour le monde du travail…, ce tableau est pour ainsi dire un « document » ; au même titre que les photographies de l’Exposition Universelle de 1958 à Bruxelles révélant l’amusement des visiteurs devant les Congolais exposés dans des sortes de tableaux vivants.

Cela étant – ceci est capital – la problématique de la représentation plastique des travailleurs constitue un très bel exemple des processus inhérents à la création artistique, de même que de la complexité des interactions entre les transformations formelles, les évolutions sociales, les courants intellectuels, les appartenances culturelles et ce que j’appellerais l’appropriation individuelle par l’artiste. Pour l’évolution sociale, nous en avons abondamment parlé, en pointant l’impact de la révolution industrielle et du salariat, sur l’apparition de représentations artistiques du travail et des travailleurs. L’évolution des formes quant à elle, est interne à la pratique artistique ; elle est l’élément premier de l’histoire de l’art. Pour le formuler brièvement, le peintre ne part jamais d’une toile vraiment blanche : on ne peint pas au XIXe siècle comme à la Renaissance, de même qu’un sculpteur ne peut ignorer de nos jours le travail des Rodin, Giacometti, Chillida… Ni celui de Constantin Meunier. Au moment où celui-ci accomplit la rencontre entre l’art de la sculpture et la représentation du travail, il sait combien la sculpture a jadis engendré des œuvres extraordinaires et combien la conception bourgeoise de la sculpture, durant le XIXe siècle, avait ravalé celle-ci à un art ankylosé, pompier et inutile. Partant, la représentation sculptée du travail des travailleurs par Meunier a constitué une rupture, une avancée ineffaçable au sein de la création plastique, comme l’a montré dès 1911, Georg Simmel en insérant dans son livre consacré à Rodin, une Remarque préliminaire sur Meunier[52]. L’analyse de Simmel est à ce point décisive qu’elle ne peut être reprise qu’in extenso. Avant Meunier, il était présumé que « … le travail, qui opère sur l’objet, pousse l’être humain au-dehors de lui-même et brise ainsi l’autonomie plastique de sa figure, il le mêle au monde extérieur, pourtant opposé à lui, et l’empêche ainsi de s’élever à l’unité autosuffisante de l’œuvre d’art – le travail se définissant comme un besoin accidentel de l’homme, en soi profondément contraire (…) à la liberté ». C’est pourquoi, poursuit-il, la sculpture a bien représenté « l’être humain jouant ou méditant, au repos, pris de passion … mais jamais au travail ». Et Simmel d’énoncer la thèse suivante : « Or Meunier a vu que le travail n’est pas notre extérieur, mais notre action (…) agrandissant notre périphérie sans porter obligatoirement préjudice à notre unité. Tel est donc le miracle du travail : il soumet l’activité du sujet aux exigences du matériau tout en intégrant ce matériau à la sphère du sujet. La clôture artistique des figures de Meunier, en train de soulever ou de tirer, de propulser ou de ramer, nous montre les forces de l’homme au travail investies dans la matière pour laisser leur flux revenir sur lui. Le travail fait du corps un outil ; Meunier a saisi qu’avec lui l’outil devient corps à son tour »[53]. Ce propos n’est rien moins, à mon sens, qu’une des analyses les plus puissantes de l’essence de la sculpture.  

Mais j’en viens à ce qui, du processus créatif demeure le plus surprenant, l’appropriation individuelle, ce que l’on désigne grosso modo par le « style » ou la « manière ». Toute personne qui s’y connaît un peu reconnaît un Van Gogh, un Matisse, un Klimt, un Botero ou, plus près de nous un Szymkowicz (qui exposa, en 2009, seize imposantes « Figures de Mineurs », au Bois du Cazier à Marcinelle, là où une effroyable catastrophe minière provoqua en 1956 la mort de 262 ouvriers) … Chacun de ces créateurs, quoi qu’il représente, ne peut échapper à « sa » manière de peindre (Picasso étant un des rares à avoir créé selon plusieurs « manières »). Ceci peut sembler être une constatation banale mais il s’agit là d’une violation, d’une appropriation, d’une violence imposée par l’artiste au réel. Cette intrusion individuelle dans le réel n’est possible que parce que nous, êtres humains, ne sommes pas « rivés » à celui-ci mais avons au contraire la faculté d’imaginiser le réel : nous ne le voyons jamais comme tel, mais toujours sous la forme d’images-de-réalité que nous créons continûment et spontanément pour nous-même. Sans cette faculté originelle, il n’y aurait aucune création artistique possible[54]. Comment dès lors s’opère la violation du réel par l’artiste ? Notre sujet, la représentation du travail des travailleurs, constitue à cet égard un bel exemple.

Mon but n’est pas d’affirmer que l’artiste resterait sans émotions face à la dureté du travail, face à la cruauté de l’injustice, face à la souffrance de la pauvreté, mais celles-ci au moment de peindre ou de sculpter ne sont pas, pour lui, prioritaires. Quand le peintre choisit telle couleur ou le sculpteur tel coup de burin, la vie ouvrière en tant que telle est à ce moment secondaire, loin en arrière de ce qui le pré-occupe dans le processus de création. Il est essentiel de comprendre que c’est cet « intervalle », cet « écart » entre l’objet ou l’évènement représenté, et sa représentation, qui en fait à proprement parler une œuvre d’art. Ce n’est en effet qu’en tant que tel, en tant qu’art, que des représentations du travail et des travailleurs, demeurent, résistent, à l’occultation et, partant, à l’oubli.

De là, la question de la sincérité. Il est logique, en effet, de supposer que si tel artiste représente le labeur des travailleurs c’est pour symboliser la condition ouvrière, et qu’il agit de la sorte parce qu’il ressent la pénibilité de cette condition, souhaite la restituer au mieux par son talent et ainsi la dénoncer. Mais ce n’est pas le cas : le peintre qui resterait rivé à la réalité de son sujet, aussi affligeante soit-elle, n’apporterait rien. Ce qui intéresse Anto-Carte en peignant la Piéta, n’est pas la mort de l’ouvrier mineur, c’est la forme qu’il voit et qu’il va s’approprier, c’est-à-dire rendre propre à lui-même pour la traiter et la rendre à sa manière. Ainsi considéré, il ne serait pas exagéré de prétendre que l’objet représenté n’a nulle importance, que toute peinture est depuis toujours déjà une abstraction ou un abstract. Van Gogh[55] peut peindre le bon samaritain ou un vol de corbeaux ou une chaise…, avec le même détachement vis-à-vis des motifs mais avec la même passion pour son travail à lui. Il en est de même pour les peintres et sculpteurs optant pour des sujets sociaux, comme on peut le percevoir très aisément en considérant des œuvres qui modifient ou qui singularisent fortement la représentation des choses et des personnes. Quand Edvard Munch, vers 1913, peint les travailleurs sortant de l’usine, sur le chemin du retour, ce qui est visible sur la toile est davantage la « manière » ou la « personnalité » de Munch, plutôt que l’éreintement des travailleurs. De même, lorsque Fernand Léger en 1910 peint La couseuse, sa motivation première est la découverte du Cubisme et non la patience harassante et répétitive du travail de cette femme. On peut tenir la même conclusion à propos de Signac (Le démolisseur, 1897-99) et du Pointillisme, ou de Malevitch (Le bûcheron, 1912) et du Néo-Primitivisme, ou encore de Miró (Mont-roig, l’église et le village, 1919) et du Détaillisme qui le conduira au style particulier qui n’appartient qu’à lui.

Et c’est là, sur ce point précis, que l’on retrouve avec force « l’énigme » de toute création artistique : quel que soit l’objet, quel que soit le thème, quel que soit le motif, l’artiste, le peintre, le sculpteur, peut se l’approprier, et le rendre sur la toile, ou dans le bois, la pierre, le marbre…, d’une façon qui lui appartient à lui seul. On reconnaît une œuvre de Cézanne, de Bacon, de Hopper… Ce qui est extraordinaire, c’est que cet objet (une pomme, une chaise, un corps…), ce thème (l’amour, la souffrance, la violence…), ce motif (une forme, une couleur, un concept…) se prêtent, se donnent, se livrent à cet accaparement, à cette appropriation : la pomme permet à Cézanne de la peindre comme il la voit, la chaise permet à Van Gogh de la peindre « à la Van Gogh »… Mais voici qui surprend également : aucun artiste ne peut éviter, quels que soient les sujets nouveaux qu’il expérimente, de faire « à sa manière ». Là aussi se tient le mystère de la création : quel est le lien intime qui, du corps d’un artiste, de sa main, de ses yeux, de son cerveau, de son âme, configure ce que l’on appelle son « style » ? Constatations dont la représentation de travailleurs fournit un très bel exemple : quand Delacroix peint un forgeron, quand Permeke peint un paysan, quand Gromaire peint les travaux de la terre…, tous les aspects évoqués ci-dessus se vérifient, de visu

J’ouvre une brève parenthèse pour souligner que cette distance « artistique » entre le créateur d’art et la réalité ouvrière rend compte aussi de l’échec inévitable du Réalisme-socialiste imposant en même temps les thèmes ouvriéristes et les formes convenues pour représenter ceux-ci. L’impossibilité principielle de se soumettre aux thèses réalistes-socialistes a été un des motifs de la séparation entre les Surréalistes et le parti communiste, y compris entre les Surréalistes belges comme Christian Dotremont, Joseph Noiret, Pierre Alechinsky et les communistes français et belges[56]. La contradiction était déjà présente dès 1914 entre les Futuristes russes et les tenants d’un art inféodé à la Révolution « Parler du caractère démocratique en art n’est guère plus intelligent que de demander des déductions démocratiques à un rectangle et il est aussi impensable pour l’art d’exposer sur son drapeau les idéaux des masses ouvrières que pour le triangle de concevoir une forme carrée »[57]. Contrairement aux clichés socialisants, aux tableaux-jérémiades et autres sculptures archétypales ou archi-typiques qui échouent à rendre le travail des travailleurs, l’œuvre singulière, audacieuse peut, elle, nous « toucher » au plus près, que ce soit à la manière de Munch, de Miró ou de Malevitch – le Bûcheron peint par celui-ci en 1912, est la synthèse inattendue entre un art populaire multicolore d’origine slave et l’expérimentation pré-cubiste recommandée par Cézanne : « Traitez la nature par le cylindre, la sphère, le cône, le tout mis en perspective…La nature est plus en profondeur qu’en surface »[58]. Ce n’est que lorsque l’énergie du travailleur, est appréhendée par un peintre ou par un sculpteur suffisamment audacieux, suffisamment créatif, que l’œuvre devient solide, apte à rendre les forces à l’œuvre dans le travail. En ce sens, on peut affirmer que l’ouvrier rendu par la sculpture de Constantin Meunier exprime le travail des travailleurs.

Je ne peux taire toutefois une question. Le XIXe siècle a vu apparaître le prolétariat, c’est-à-dire l’ensemble des travailleurs qui ne possédaient rien, excepté leur force de travail. Les possesseurs de capitaux se sont appropriés cette force de travail en échange d’un salaire – le moins élevé possible. Mais l’appropriation de l’image du travailleur par l’artiste ne vient-elle pas doubler, parachever, l’appropriation première par le capital ? L’image du travailleur que l’artiste renvoie est – comme expliqué ci-dessus – son image du travailleur telle que lui, l’artiste, le voit et non telle que le travailleur se voit et se vit. Faut-il aller jusqu’à considérer que l’art à finalité sociale irait jusqu’à dépouiller l’ouvrier de sa propre essence ? En ce cas, même dans la représentation du travail, le travailleur serait à tout jamais le laissé pour compte[59]. Ce que confirme l’anonymat de l’homme ou de la femme représenté(e) : je ne connais nul exemple de peinture ou de sculpture qui indiquerait le nom de celle ou de celui ayant servi de modèle  vivant à l’artiste ! Alors que les portraits de personnalités appartenant – pour se conformer à la tripartition culturelle venue de nos racines indo-européennes – aux deux classes supérieures, sont majoritairement « identifiés » d’une exploitation agricole moderne, modèle et prospère lorsque ce n’est pas le cas, c’est dû à un défaut d’informations pré-iconographiques. Au monde du travail est réservé le portrait « sans-nom ». 

A quoi bon dès lors ?

L’artiste mène une lutte démesurée, acharnée contre le temps. Contre son temps, son époque. Mais avant tout et jusqu’au bout, contre l’évanescence du temps. L’enjeu de la lutte consiste à perdurer. L’artiste désire que ses créations demeurent, et que lui-même perdure à travers elles : créer, c’est surmonter le temps[60]. Même si cette réflexion mérite d’être étendue à toute forme de représentation, il nous faut rester dans le cadre de notre sujet et énoncer clairement ceci : lorsque le peintre ou le sculpteur représente le travail des travailleurs tels qu’il les imaginise, ce que fondamentalement il fait, c’est attirer, c’est happer ceux-ci dans sa propre lutte pour vaincre le temps. Du coup, et seulement lorsque le résultat atteint est solide – c’est-à-dire que l’œuvre « tient » d’elle-même et par elle-même – l’art apporte au travail une seule et authentique offrande : l’artiste emporte avec lui le travailleur dans le hors-temps, il le soustrait à l’oubli, il donne aux travailleurs accès à la mémoire de l’humanité. Alors peut résonner pour l’éternité ce qu’était réellement, compte tenu de la condition ouvrière à cette époque, la sortie hors de la mine, et ce que signifiait vraiment pour chacune et chacun, pour la mère attendant son fils, pour l’épouse attendant le père de ses enfants, ce que signifiait vraiment le soir, le retour des ouvriers – ils étaient indemnes, ils étaient vivants ! Et aussi, ils emportaient avec eux, à ce moment de fatigue, la conscience d’être privés de leur propre vie… Et même ce mot de « conscience » semble être de trop, si l’on relit ce qu’écrivait en 1935, la philosophe Simone Weil, embauchée dans une usine d’Alsthom : « Pour moi, moi personnellement, voici ce que ça a voulu dire, travailler en usine. Ça a voulu dire que toutes les raisons extérieures sur lesquelles s’appuyaient pour moi le sentiment de ma dignité, le respect de moi-même ont été en deux ou trois semaines radicalement brisées sous le coup d’une contrainte brutale et quotidienne (…) Une docilité de bête de somme résignée (…) Je ne suis pas fière d’avouer ça. C’est le genre de souffrances dont aucun ouvrier ne parle : ça fait trop mal même d’y penser (…) Cette situation fait que la pensée se recroqueville, se rétracte, comme la chair se rétracte devant un bistouri. On ne peut pas être ‘conscient’ »[61]. C’est l’impossibilité de cette conscience qu’un Edvard Munch a peinte. Et qui demeurera, aussi longtemps que l’une ou l’un d’entre nous fera don de son regard à cette représentation du retour des travailleurs.

Avant de conclure par quelques remarques relatives à l’art contemporain, il me faut signaler la transformation sociale historique qu’a constituée, au sortir de la Deuxième Guerre mondiale, l’instauration et la mise en œuvre de la sécurité sociale, des congés payés et d’une réglementation du travail. La condition ouvrière s’en étant trouvée radicalement modifiée, il serait intéressant d’étudier de façon plus précise la façon dont les arts plastiques ont représenté dès lors le travail. Il me semble, pour le dire rapidement, que c’est davantage la dépersonnalisation du travailleur (cf. par exemple, la statuaire de groupe, d’Erich Segal) que la pénibilité du travail qui a été mise en avant.

En guise de conclusion, si l’on veut bien accepter l’idée que les pratiques artistiques actuelles mobilisent de nouveaux modes de représentation, de conceptualisation, de création que ceux ayant prévalu jusqu’à présent – ni la peinture, ni la sculpture, n’ont disparu – c’est à de véritables découvertes expérimentales que nous sommes conviés. Tout d’abord, comme l’a théorisé Hervé Fischer, l’art contemporain peut se revendiquer d’une dimension sociologique[62] : tout art est représentatif de la société au sein de laquelle il se déploie – nous l’avons montré avec la représentation du travail au cours de l’Histoire – mais l’artiste contemporain se caractérise par l’interrogation explicite qu’il porte sur le rapport entre art et société. Autre caractéristique, la relation au temps. Pourquoi l’art contemporain se désigne-t-il en tant que « contemporain » ? Parce qu’il met en suspens toute chronologie, toute succession temporelle. Il situe sur un même plateau l’ensemble de ses composants : le corps organique, l’histoire, la technologie, le minéral, l’animal, l’humain, le passé, le présent, le futur, l’économie, le digital… Une oeuvre plastique contemporaine – par exemple Cloaca de Wim Delvoye, ou Tram Stop, A Monument to the Future de Joseph Beuys – associe ces éléments, configure leur complexité, glisse de l’un à l’autre… L’art contemporain, par ses modalités, totalement inédites dans l’histoire de l’art, d’appropriation de la représentation est peut-être seul à pouvoir pénétrer au cœur de la société actuelle du travail, et des défis que cette société adresse à l’humanité. Mais il semble que ce ne soit pas encore le cas. Dans un remarquable essai sur le sujet, Working Men de Paul Ardenne et Barbara Polla, celle-ci écrit « avoir été frappée par l’invisibilité relative du travail dans l’art vivant, qui pourtant montre tout, parle de tout, explore tout, et je me suis demandé, où sont donc les travailleurs ? »[63]. Bref, serions-nous condamnés à retrouver le même déni iconoclaste à l’égard de l’image du travailleur, celle-ci demeurant comme la part aveugle de la création plastique, et ce malgré l’extraordinaire inventivité de l’art contemporain ?

Toutefois, une évolution par des voies autres, semble s’annoncer. Avec la digitalisation qui subvertit à la fois les modes de production économique – donc les postes de travail – et les modes de production artistique, on pourrait assister à la rencontre de ces deux forces.

Si je reprends l’analyse de Michel Foucault citée ci-dessus, ceux qu’il appelle les « néolibéraux » vont, à la différence des économistes classiques dont l’objectif a été d’occulter le travail ou de l’abstraire, tenter de penser concrètement le comportement de celle ou de celui qui travaille. Analyser ce qu’est le travail ne consiste plus à étudier quel est son rôle – soit en le minimisant du point de vue capitaliste, soit en le maximisant du point de vue communiste – cela devient : tenter de savoir comment celui qui travaille utilise les ressources dont il dispose. C’est un déplacement, un changement de perspective : il faut désormais se placer du point de vue de celui qui travaille. Qu’est-ce travailler pour celui qui travaille ? Pour la première fois, le travailleur, dans l’analyse économique n’est plus un « objet », l’objet de l’offre et de la demande, mais un « sujet » économique actif. L’ensemble des qualités physiques et mentales (force, santé, culture, formation, expérience, réflexion, anticipation, maîtrise de programmes…) dont dispose un individu et qui font de lui quelqu’un capable de travailler et de construire sa vie, sont désormais à voir comme étant son capital. Le travail est alors un capital de compétences, un capital indissociable de celle ou de celui qui le détient : « C’est le travailleur lui-même qui apparaît comme étant pour lui-même une sorte d’entreprise (…) L’homo oeconomicus, est un entrepreneur de lui-même »[64]. L’art contemporain, en lequel l’artiste est lui-même travailleur/entrepreneur de lui-même et de son œuvre[65] porte le questionnement artistique à la hauteur d’une telle transformation sociétale.

 

 

[1] Cette conférence a été prononcée la première fois le 30 avril 2018 à la Maison de la laïcité de Mons. Le texte est repris in Richard Miller, Qu’est-ce qu’une vie libre ? Essais et promenades 1,  préface Pierre Kutzner, Mons, CEP, 2025.

[2] Le très beau livre intitulé Spicilège Beaux-Arts de l’art faber, récemment publié par Lourdes Arizpe et Jérôme Duval-Hamel, malgré la volonté des auteurs d’étendre la représentation plastique à tous les secteurs de l’économie, et pas seulement au travail, confirme que « jusqu’au XVIIIe siècle, ces thèmes « demeurent le plus souvent considérés comme un non-sujet. Au mieux, ils sont présents dans les arts sur un mode mineur, secondaire et furtif », Arles, Actes Sud, 2023, p. 22.

[3] Alain Dewerpe, Histoire du travail, Paris, PUF, 2001, p. 7.

[4] Ibid., p. 13.

[5] Pierre Brizon, Histoire du travail et des travailleurs, Bruxelles, L’églantine, 1926, p. 11.

[6] Georges Dumézil, Mythe et épopée L’idéologie des trois fonctions dans les épopées des peuples indo-européens, 3 t., Paris, Gallimard, 1968.

[7] « Que l’idéologie tripartite soit conforme à la nature des choses, c’est probable et peut-être est-ce justement une des raisons de l’incontestable succès temporel des Indo-Européens que d’avoir, mieux que d’autres sociétés parfois non moins bien douées, pris conscience de cette division naturelle des fonctions de la vie collective », Georges Dumézil, L’Oubli de l’homme et l’Honneur des dieux, repris in Esquisses de mythologie, Paris, Gallimard, Quarto, 2003, p. 839.

[8] Cf. Michel Malherbe, Les religions de l’humanité, Paris, Criterion, 2004, p.227 et sq. 

[9] Georges Duby, Qu’est-ce que la société féodale ?, Paris, Flammarion, 2002.

[10] Georges Dumézil, op. cit., p. 839. Dumézil se réfère explicitement à Mircea Eliade.

[11] Gaspard Koenig, La fin de l’individu Voyage d’un philosophe au pays de l’intelligence artificielle, Paris, L’Observatoire, 2019, p. 43.

[12] Dominique Méda, Le travail Une valeur en voie de disparition ?, Paris, Flammarion, Champs, 2010, p.39.Cf. également, Joseph A. Schumpeter, Histoire de l’analyse économique, t.1, trad. J.-Cl. Casanova, Paris, Gallimard, 1983, p. 85 et sq.

[13] Sur le caractère éternel du triangle, cf infra, déclaration des Futuristes russes.

[14] Le mot « hommes » est le terme adéquat, les femmes ayant été exclues de ce type de préoccupations. La vie et la mort en 415, d’Hypathie d’Alexandrie en est un exemple dramatique : mathématicienne, savante, elle fut traînée dans un édifice religieux, dévêtue, tuée à coups de tessons de poterie avant que son corps ne soit brûlé ; cf. Olivier Gaudefroy, Hypathie l’étoile d’Alexandrie, Paris, Arléa, 2012. 

[15] Pierre Vidal-Naquet, in Encyclopaedia Universalis, Paris, 1980, p. 1018.

[16] Bernard Holtzmann, La sculpture grecque Une introduction, Paris, Le Livre de poche, 2010, p.96 : il s’agit de la stèle funéraire du tailleur de pierre Mégistoclès, fils de Philomousos.

[17] Marius Renard, Le travail dans l’art, Bruxelles-Paris, éd. Serge Baguette, 1948, p.35.

[18] Sur le rapport entre beauté (Aphrodite-Vénus) et guerre (Arès-Mars), cf. infra p…..

[19] Cf. Richard Miller, Le Singe, Homère et les frères Grimm, in Littérature Mons en Hainaut, Mons, H.C.D., 2013, p. 163-186.

[20] Hommes et Dieux de la Grèce antique, Europalia 82 Hellas-Grèce, Palais des Beaux-Arts, Bruxelles, cat. p. 231-234. Pour l’anecdote, signalons que c’est en visitant la section égyptienne du Musée du Cinquantenaire que Marius Renard eut l’idée d’écrire Le travail dans l’art, op. cit, p.16-17 ; p. 35 ; il précise : « Il ne faut pas rechercher dans ces images et ces figurines funéraires un sens caché et encore moins la consécration, dans une évocation de beauté, du TRAVAIL humain ».

[21] Hannah Arendt, Condition de l’homme moderne, trad. Georges Fradier, in L’humaine condition, Paris, Gallimard, Quarto, 2012, p. 122 et sq.

[22] Aristote, La Politique, III, 5, trad. J. Tricot, Paris, Vrin, 1982, p. 188-192.

[23] Genèse, III, 17-19. Nous citons l’Ancien Testament, dans l’édition dirigée par Edouard Dhorme, Paris, Gallimard, La Pléiade, 1956-1959.

[24] Genèse, IV, 3.

[25] Paul, Epître aux Philippiens, II, 12. Nous citons le Nouveau Testament, dans l’édition dirigée par Jean Grosjean, Paris, Gallimard, La Pléiade, 1971.

[26] Luc, X, 38-39.

[27] Cf. Dominique Méda, op. cit., p.54.

[28] Paul, Deuxième Epître aux Thessaloniciens, III, 7-10. Dominique Méda cite une version différente, cf. op. cit., p. 345, note 28. 

[29] Jacques Le Goff, Un Moyen Âge en images, Paris, Hazan, 2000, p. 52.

[30] Ibid., p.146-147.

[31] Que les prêts à intérêts, étant indignes dans la vision chrétienne, ne pouvaient être exercés que par des usuriers juifs est une pratique qui devait être mentionnée, mais en étudier ici les modalités et les conséquences nous éloignerait trop de notre sujet.

[32] Michel Musolino, Les géants de la pensée économique De saint Thomas d’Aquin à Paul Romer, Paris, Perrin, 2024.

[33] Saint Thomas d’Aquin, cité in Dominique Méda, op. cit. , 60.

[34] Ibid. Nous soulignons.

[35] Sur l’histoire de l’esclavage, cf. Edouard Glissant, Mémoires des esclavages, Paris, Gallimard/La documentation Française, 2007 ; Christian Delacampagne, Histoire de l’esclavage De l’Antiquité à nos jours, Paris,Le Livre de Poche, 2002 . Cf. également, Richard Miller, L’Amérique du « Dr Locke and Mr John » ou comment être tolérant et négrier, in Ulenpsiegel n°4 Dossier Etats-Unis, Mons, CEP, hiver 2021, p. 117-131.

[36] Marius Renard, op. cit., p. 39

[37] Adam Smith, Enquête sur la nature et les causes de la Richesse des Nations, éd. Paulette Taieb, Paris, PUF, 1976, t.1.

[38] Michel Foucault, Naissance de la biopolitique, Cours au Collège de France, 1978-1979, Paris, Gallimard/Seuil/Hautes Etudes, 2004.

[39] Op.cit., p.227.

[40] Sur ce tableau, cf. Erika Langmuir, The National Gallery Le guide, Londres, Yale University Press, 2016, p. 298-302 ; Alain Jaubert, Portrait de M. et Mme Andrews, in Jean Giono L’homme qui plantait des arbres, Paris, Gallimard, Folioplus, 2008, p. 201-213 ; Gainsborough 1727-1788, cat. de l’exposition au Grand Palais, février-avril 1981.

[41] Alain Jaubert, op. cit., p. 210-211.

[42] A lire également L’Utopie, 500 ans déjà Contextualisation et signification d’une oeuvre historique, Introduction de Serge Deruette à L’Utopie, de Thomas More, Bruxelles, Aden, 2016 ; Thomas More qui consacre de longs développements à l’élevage des ovins.

[43] Robert Castel, Les métamorphoses de la question sociale Une chronique du salariat, Paris, Gallimard Folio, 1999, p.43.

[44] J.-K. Huysmans, L’art moderne / Certains, Paris, UGE, 10/18, 1975, p. 122.

[45] Ibid., p. 123-124.

[46] Jean-Auguste-Dominique Ingres, cité in Spicilège Beaux-Arts de l’Art faber, op. cit., p. 24-25.

[47] Emile Verhaeren, Constantin Meunier, in Ecrits sur l’art (1881-1892), éd. Paul Aron, Bruxelles, Labor/Archives et Musée de la littérature, 1997, p. 544.

[48] Ibid.

[49] Karl Marx, Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte, in Œuvres IV, Politique I, Paris, Gallimard, La Pléiade, 1994, p. 533.

[50] J.-K. Huysmans, op. cit., p. 121.

[51] Béatrice Joyeux-Prunel, Les avant-gardes artistiques 1848-1918 Une histoire transnationale, Paris, Gallimard, Folio, p.108-109.

[52] Georg Simmel, Michel-Ange et Rodin, trad. Sabine Cornille et Philippe Ivernel, Paris, Rivages Poche, 1996, p. 77 et sq.

[53] Ibid., p.79-80. Nous soulignons la dernière phrase.

[54] Les effets de notre faculté d’imaginiser le réel ne se limitent pas à la création artistique mais s’étendent à l’ensemble de l’agir humain.

[55] Sur la présence de Van Gogh dans le milieu ouvrier du Borinage, cf. Richard Miller, Michel Draguet, Alexandra Hauquier, Sur les traces de Van Gogh dans le Borinage, Mons, HCD, 2005.

[56] Cf. Richard Miller, Art expérimental et Transnationalisme de Cobra, in La Part de l’œil, Bruxelles, n°12, 1996, p. 206-222 ; ce texte est suivi d’un inédit de Pierre Alechinsky, Un réalisme nécrophage (1951), ibid. p. 223-225. Rappelons que dès le Manifeste du surréalisme publié en 1924, le surréalisme se caractérise par le rejet revendiqué du travail et de la notion même de travail. Rejet réaffirmé par la mouvance situationniste ; cf. texte infra.

[57] Première Revue des Futuristes russes, article cité in Jean-Claude Marcadé, L’Avant-garde russe 1907-1927, Paris, Flammarion, 2007, p. 6.

[58] Cézanne, lettre à Emile Bernard, 15/4/1904, cité in Jean-Claude Marcadé, L’avant-garde russe, op. cit. p. 90.

[59] Nous n’envisageons pas ici la dimension commerciale déterminante pour que l’artiste puisse vivre et travailler mais qui n’est pas sans susciter elle aussi des interrogations quant à la dépossession du travailleur.

[60] De là, la nécessité de la préservation muséale. Précisons que la volonté explicite de créer des œuvres dites « éphémères » est une variante de cette problématique, elle n’est pas sa négation.

[61] Simone Weil, Œuvres, Paris, Gallimard, Quarto, 1999, p. 145-146.

[62] Hervé Fischer, L’histoire de l’art est terminée, Paris, Balland, 1981

[63] Paul Ardenne et Barbara Polla, Working Men Art contemporain et travail, Bruxelles, Luc Pire, 2008.

[64] Michel Foucault, op.cit., p.231-232. Ceci se traduit par une profonde mutation du travail des travailleurs, par une révision des professions, des modes de salariat et d’accès à l’emploi (cf. par exemple les modèles nouveaux d’économie collaborative).

[65] Cf. Pierre-Michel Menger, Portrait de l’artiste en travailleur. Métamorphoses du capitalisme

Richard Miller, le 2025-11-24