A en vivre de rire
A en vivre de rire[1]
« Et nous riions à l’infini du rire de nos rires…
Oh rire ! rire de la jouissance du rire ;
rire, c’est si profondément vivre »
Annie Leclerc, citée par Kundera, in Le livre du rire et de l’oubli
Parmi les définitions du comique, il en est une, très brève, que nous livre Sempé : « Le comique, c’est un décalage »[2]. Affirmation que l’on peut entendre de façon directe, mais en laquelle se laisse aussi pressentir une signification plus essentielle.
Commençons par la voie directe : le comique naît d’un décalage au sein des comportements, des propos et des évènements habituels. Si un homme descend les marches d’un escalier, on est dans l’habituel, il n’y a là rien de remarquable. Par contre, s’il rate la dernière marche et tombe en gesticulant pour tenter de se rattraper, l’ordre des choses est décalé ; en ce cas, un spectateur éventuel pourrait s’en amuser et rire spontanément. Il se peut que l’incident ait été préparé par un « mauvais » plaisantin. Le comique n’est plus alors accidentel, mais produit. Le rire n’est plus spontané, mais suscité. Il se peut également que ce soit la « victime » de la chute qui simule celle-ci afin de provoquer le rire. Autre possibilité, la personne qui descend l’escalier imite une chute accidentelle, fait croire qu’elle va tomber mais, au dernier moment, se rattrape de justesse… : on a affaire dans ce cas à un humoriste (on dit aussi un « comique »), c’est-à-dire à quelqu’un qui maîtrise la technique de gestes et mimiques susceptibles de provoquer le rire du public. On se rappellera Jacques Tati[3], « le type pur du comique sans chute, emporté dans le mouvement des choses » qui, dans Playtime, glisse sur un sol trop ciré, s’arc-boute sur son parapluie et se redresse in extremis.
Il en va de même dans le domaine de la parole, lorsqu’un décalage bouscule l’ordre des propos usuels. Un tel décalage peut être involontaire et porter à sourire, voire à rire : tel est le cas du lapsus linguae ou du lapsus calami. Il peut aussi être volontaire. Ce sont alors des jeux de mots, des calembours et autres surprises du vocabulaire et du parler, à l’occasion desquels les mots « courants » révèlent entre eux des significations insoupçonnées ou d’audacieuses accointances. Résultat, la confiance naïve que nous avions dans le langage est subvertie par le doute : « et si notre langue maternelle ne nous avait pas tout dit ! ». L’humour verbal révèle que les mots ne sont pas les instruments dociles de la pensée et de la raison en général : ils ne cessent de déborder, d’en exprimer toujours davantage que ce que nous pensons/voulons dire. Quelques grands auteurs comiques, comme Alphonse Allais, Pierre Dac, Raymond Devos (« Mon père a fait toutes les guerres en tant que clairon, [pour lui] la guerre, c’était une belle sonnerie »[4]) sont restés des modèles de déconstruction du langage par le calembour – figure de style qui, par ailleurs (par où ?), n’est pas la seule à faire chavirer les têtes, il en existe une kyrielle d’autres, pour la plupart dotées de noms à coucher dehors : aphérèse, apocope, épenthèse, allitération, onomatopée, contrepèterie…, que mobilisent « allègrement » les auteurs-de-rire.
La notion de « décalage » vaut aussi pour les évènements. Si leur succession est perturbée, le comique s’insinue jusqu’à envahir complètement une situation vécue, ou racontée. Le récit de « ce qui est arrivé » est alors celui rapporté par quelqu’un qui a vécu ces évènements, y a assisté ou en a pris connaissance par une autre personne qui les lui a racontés. Ce récit peut être « vrai » : par exemple, je me souviens avoir présidé une réunion de travail avec un sparadrap au milieu du front et avoir dû expliquer qu’en sortant de la douche, sans n’avoir rien à me reprocher, j’ai coincé l’ongle d’un orteil dans l’élastique du caleçon que j’enfilais, du coup j’ai tiré sur cet élastique jusqu’à ce qu’il lâche et se jette sur le bout de mon sexe qui n’avait rien vu venir ! A cause de la douleur, je me suis penché vers l’avant, me tapant la tête sur le coin métallique de l’armoire … « Les choses étant ce caleçon ! »[5].
Il en va tout autrement dans l’univers de l’humour, où le moteur du comique est un « artefact » : il s’agit d’un récit entièrement inventé, ou inspiré de faits réels modifiés, et raconté avec des mots, des traits dessinés ou des gestes, de manière à provoquer le rire du public. Le registre, on s’en doute, est très vaste : de la blague (Renaud Rutten, Jean-Marie Bigard) aux scénarios comiques, en passant par les prouesses du stand-up et les sketches à un seul protagoniste (Coluche, Dany Boom, Guihome…) ou à deux (Chevallier et Laspalès, Jannin et Liberski, Shirley et Dino, les Frères Taloche[6]…), voire à plusieurs complices comme le trio familial/oedipien formé par Laurence Bibot, Frédéric Jannin et leur fils, le talentueux Guillermo Guiz (à qui maman et papa apprennent que son père biologique est Patrick Sébastien !), sans oublier Les Inconnus (Didier Bourdon, Bernard Campan, Pascal Légitimus) et l’inoubliable « Stéphanie de Monaco », ni Les Nuls (Alain Chabat, Bruno Carette, Chantal Lauby, Dominique Farrugia) avec, par exemple, la petite Valérie Lemercier nourrie « à l’huile »… Certains acteurs vont jusqu’à s’identifier pleinement à leurs personnages fictifs : l’inoubliable Madame Sarfati selon Elie Kakou, la Maman de Kevin selon François Pirette, les personnages typés de Pablo Andres, ou encore les quelques incarnations déroutantes de l’extraordinaire Julie Ferrier, notamment la professeure d’arts plastiques ou la pin-up… !
Pour ce type de « comique », le talent consiste à raconter une histoire drôle, sous la forme avant tout d’un récit. Cet aspect est essentiel. Pourquoi ? Parce qu’en fin de compte, il n’existe que peu de sujets différents pour alimenter les récits qui circulent entre les êtres humains. Remarque qui nous vient d’un maître en la matière, l’écrivain Jorge Luis Borges[7]. Ces rares sujets, ce sont les grands thèmes constitutifs de notre vie : l’amour, la sexualité, la famille, la mort, le pouvoir, l’argent, la maladie, le travail… Mais si les sujets – les thèmes – sont rares, notre capacité d’invention, elle, est heureusement sans limites : il existe une infinité de façons de composer des récits articulés à ces sujets majeurs, et une non moins grande infinité de styles pour les raconter. Y compris avec la volonté expresse de faire rire, même si, comme un autre maître en littérature, Mark Twain, l’a précisé « Il y a plusieurs sortes d’histoires, mais une seule qui soit difficile à raconter : l’histoire drôle »[8] ! Prenons l’amour : poètes, écrivains, auteurs, scénaristes, sous toutes les latitudes et à toutes les époques, n’ont eu de cesse de varier les plaisirs en accommodant l’amour de toutes les façons imaginables, en ce compris les plus risibles. Les humoristes ont fait du couple, ses vicissitudes, ses méandres et ses rebondissements, le ressort d’une multitude de plaisanteries, de sketches (les Frères Taloche parodiant J’ai encore rêvé d’elle), de pièces de théâtre (les vaudevilles de Feydeau ou de Labiche !) et de films plus « vrais » les uns que les autres…
Comment une telle variété de mises en perspectives d’un seul et même sentiment est-elle possible ? Pour répondre à cette question, je voudrais reprendre la notion de décalage utilisée par Sempé et en proposer une interprétation différente de celle plus « directe » énoncée ci-dessus.
La faculté de rire est étroitement associée à la nature de l’être humain. Ce qui caractérise en effet notre vie est le fait de ne pas être rivés à la réalité. Parmi tous les êtres vivants, l’être humain est celui qui est le moins condamné à une perception passive des choses ou à la répétition d’un même comportement. Doté d’une étonnante liberté de pouvoir toujours voir autre chose (il suffit de quelques traits de crayon pour esquisser et « voir » un visage ou un corps), de percevoir différemment, d’être en mesure de modifier une situation donnée…, l’être humain invente sans cesse. Il ne se satisfait pas d’assouvir sa faim, il accommode les mets, invente des recettes, déploie des prodiges de haute gastronomie. Il ne se protège pas seulement des intempéries avec des vêtements, il crée des tissus, des coupes, des modes. Sa vie sexuelle, autre exemple, n’est pas limitée à la procréation : c’est de mille et une façons que l’être humain érotise son désir.
Pour résumer cette disposition fondamentale de notre être-au-monde, on peut énoncer le principe suivant : un être humain ne voit pas la réalité mais les images-de-réalité qu’il crée continûment et spontanément pour soi-même. Si je regarde la maison où je vis, je ne vois pas des briques, du bois… Non, je vois un intérieur qui me plaît, qui me rassure et que j’apprécie[9]. Quand San-Antonio/Frédéric Dard va dîner chez maman, c’est ce qu’il ressent : « Je pousse la lourde et me voilà dans la coquette entrée (…) La glace à trumeau me renvoie l’éclat de mon sourire Colgate. Tout ça, c’est la sécurité, le bon quotidien qui sent le pain chaud »[10]… Autre type d’exemple : la personne dont je suis amoureux ne m’apparaîtra jamais comme ce qu’elle est – un ensemble d’organes – mais comme un corps à aimer, protéger, caresser… Dès l’origine existe entre la réalité et nous un « décalage », une séparation[11]. De cette séparation, le rire constitue la manifestation la plus évidente, la révélation la plus directe : le fait de pouvoir rire de ce qui est, de ce qui advient, de ce qui existe…, témoigne de cette séparation à priori. Sans celle-ci, rire serait impossible. Hegel, qui n’était certes pas un grand humoriste, avait vu juste en déclarant que « le contraire du rire, ce n’est pas le sérieux, c’est la réalité »[12]. Ce qui suscite le rire, ce qui est comique, est directement et fondamentalement (ontologiquement, dit le philosophe) en décalage. A chaque éclat de rire nous sommes comme reconduits à notre énigme première : il y a le monde et notre regard sur le monde ; il y a le réel et nous. On ressent d’ailleurs très bien cette dualité originelle lorsque le réel fait retour, à l’instar d’un invité-surprise qui se rappelle aux rieurs. C’est ce que le philosophe Slavoj Zizek appelle un « effet de réel » qu’il illustre avec la blague suivante : « Un patient se plaint à son analyste de ce qu’il y a un gros crocodile sous son lit. L’analyste explique au patient que c’est une hallucination paranoïaque et il le guérit peu à peu, si bien que les séances s’arrêtent. Quelques mois plus tard, l’analyste rencontre dans la rue un ami de son ex-patient et lui demande comment il va ; l’ami répond : « De qui parlez-vous ? De celui qui est mort dévoré par le crocodile qui se cachait sous son lit ? »[13]. Voici une autre histoire construite sur le même modèle, et qui m’a toujours fait rire : « Une patiente se plaint à son analyste de ce que les gens la traitent de « folle » parce qu’elle aime les crêpes. L’analyste lui explique que cela n’a aucun sens, que tout le monde, y compris lui-même, aime les crêpes. La patiente alors ne se tient plus de joie : Vous aussi vous aimez les crêpes, docteur !? Venez chez moi, il y en a sur les tables, sur les chaises, dans les armoires, en-dessous du lit, dans la baignoire… ». Autre forme d’effet de réel, lorsqu’un humoriste sur scène repère dans la salle une personne dotée d’un rire spécial, dévastateur, et improvise un duo avec elle. Ou encore lorsqu’un gag non écrit survient au cours d’un spectacle ou d’un enregistrement. Ce fut le cas avec Kody/Jacquouille, dans l’émission Le Cactus. Interprétant un pastiche de l’excellent film Les Visiteurs, Kody est pris en flagrant délit d’avoir oublié dans sa loge le smartphone nécessaire à la suite de la scène… Rires garantis !
Le décalage entre le réel et notre perception, a pour corollaire une incertitude jamais comblée. Du sens que pourrait avoir le fait de vivre, nous ne connaîtrons jamais le fin mot. Incertitude dite existentielle, dont l’humoriste révèle l’absurde, la nature profondément comique. Le rire provient du cœur de cette incertitude : « Celui qui comprendrait tout, écrit Henri Roorda, ne rirait sans doute jamais »[14]. Tout éclat de rire est d’abord et avant tout l’éclat, l’éclatement des fausses certitudes, des impératifs religieux, politiques, sociétaux… Le rire répercute l’incompréhensible, l’incertain, l’inattendu. L’art du comique consiste dès lors à donner forme à ce que le public n’attend pas : il crée la surprise. Ce faisant, il place son public dans une situation de « désarroi », mot utilisé par Marcel Pagnol dans ses Notes sur le rire : « Est comique tout ce qui peut, d’une part, créer un désarroi ; d’autre part, résoudre brusquement et heureusement ce désarroi »[15]. L’humoriste désarçonne et remet en selle. Double-mouvement constitué de rebondissements continus, aussi longtemps que se maintient le moment-de-rire. Car le rire est fait d’éclats. S’il s’inscrit dans la durée c’est uniquement dû au talent dont l’humoriste peut faire preuve. Tout se passe comme si la rapidité requise par l’effet de surprise s’étendait à l’ensemble du comique : un gag doit être rapide, une chute doit avoir la netteté d’un couperet, un sketch ne peut traîner en longueur, devant sans cesse être réalimenté par le mot, par le geste, par la péripétie qui, de nouveau, « fera gag » – ainsi dans La Partouze que Virginie Hocq parvient sans cesse à relancer par quelques mots… De la vitesse de l’humour, la sagesse populaire a d’ailleurs fait un dicton jamais contredit : « Les plaisanteries les meilleures sont les plus courtes ! ». J’ouvre une parenthèse pour mentionner que c’est cette composante fondamentale qu’est la vitesse, qui rend extrêmement difficile l’écriture de romans comiques. Autant l’humour, la farce, l’esprit de répartie, la réplique drôle, l’imbroglio, l’absurde…, sont à l’aise sur la scène ou à l’écran, autant les contraintes propres au genre romanesque sont peu conciliables avec le rire. Je ne connais, pour ma part, que peu de romans franchement comiques. Certes, l’un ou l’autre passage dans un roman peut amuser, mais un roman entièrement écrit avec l’ambition de faire rire un maximum de lecteurs, et qui conserverait ses qualités comiques d’un bout à l’autre, est une rareté remarquable. Je ne résiste pas au bonheur de pouvoir au moins en citer un : A bord du Violon-de-mer de Georges Malkine[16]. Ce Surréaliste d’origine russe – seul peintre à être cité par André Breton dans le Manifeste de 1924, comme ayant « fait acte de Surréalisme absolu[17] – a accumulé quelque cent-cinquante pages virevoltantes d’humour, d’absurdité, de drôlerie et de non-sens. Le récit est celui d’une traversée en mer dont la logique laisserait Jules Vernes pantois, avec un équipage uniquement composé de membres « à double fin » : coq-interprète, herboriste-scaphandrier… Le seul regret du capitaine Macraw étant de n’avoir pas eu le temps d’exiger qu’ils fussent tous ambidextres. Il s’ensuit une débauche ahurissante de glissements d’un état à l’autre : « Ce Chinois est Kong, me dit le commandant. C’est mon coq, et il est également interprète et polyglotte. Comme à tout Chinois, il lui est impossible de prononcer les r, les b et les v ; mais du moment qu’on le sait, ça n’a plus guère d’importance. D’autre part, on ne saurait connaître toutes les langues, et il se trouve que ce pauvre Kong ne sait pas un mot de français. Il aurait donc fallu que je susse le chinois, mais je vous avoue que c’est au-dessus de mes forces. C’est en quoi la présence de la femme de ménage arrange tout. Elle nous traduira les traductions de Kong »[18]. Cette femme qui comprend le français s’appelle Oscarina et n’est d’ailleurs « pas désagréable à regarder. Elle est affectée d’un strabisme divergent prononcé de l’œil droit ; mais comme elle est borgne de l’œil gauche, cela donne simplement à son regard quelque chose de lointain »[19]. Il ne faut donc pas s’en inquiéter, car comme dit le commandant Macraw : « A quelque chose malheur est bon, comme disait [s]on pauvre frère. Hydrocéphale et fuyant la civilisation, il voyageait dans le nord-ouest du Brésil lorsqu’il fut capturé par les Indiens Jivaros. Il eut la consolation avant de mourir, de voir enfin sa tête revenue à des proportions normales »[20].
En « décalant » la suite logique des choses, l’humoriste introduit l’inattendu au cœur du réel et convainc le public de se rallier à une suite improbable mais tellement plus drôle. Celle-ci ne sera pas seulement le contraire de la logique du réel. Elle ne sera pas non plus dépourvue de logique, mais elle mettra en œuvre une autre logique, un face-à-face avec une autre dimension (Claude Piéplu dit du burlesque qu’il est « surdimensionnel »[21]). Auteur d’une éthique majeure du XXe siècle, Vladimir Jankélévitch a tenu à ce sujet des propos passionnants. Explicitant la distinction entre l’ironie – laquelle défend toujours une thèse et vise à convaincre – et l’humour, il déclare : « L’humour avec ses manœuvres de diversion est bien plus complexe ; il ne se contente pas de renverser la position adverse : la vérité humoristique est renvoyée à l’infini, car elle est toujours au-delà (…) L’humour, lui, n’a pas de stratégie puisque la vérité à laquelle il fait allusion n’est localisée nulle part, dans aucune forme arrêtée. Cette vérité demeure un lointain horizon »[22]. Autres mots pour formuler la puissance du décalage. On touche ici à une caractéristique essentielle du dessin comique créé par Plantu, Pierre Kroll, Dubus… Lorsqu’il est lié à l’actualité, un dessin comique synthétise la complexité d’une situation, sans indiquer telle ou telle voie de résolution. Le dessin réussi est celui dont la simplicité est abyssale : le rire qu’il provoque, souvent en faisant s’entrechoquer deux ou plusieurs préoccupations actuelles, démultiplie les points d’interrogation. En ce sens, la caricature politique est nécessaire qui ne cesse, avec humour, de rappeler aux gouvernants qu’aucune situation humaine ne se résout à partir d’un seul point de vue.
Ces considérations s’appliquent tout particulièrement à la « chute ». Non pas la chute dans les escaliers, mais la chute du gag ou de l’histoire drôle. A ce moment, les mots doivent faire mouche, amener l’auditeur là où il ne s’attendait pas à aboutir. Pierre Dac, sur scène : « Si la matière grise était plus rose, le monde aurait moins les idées noires »[23]. Mark Twain qui a étudié et pratiqué le stand up, cite l’exemple d’un certain Artemus Ward, maître dans l’art de la pause anticipant la chute. Celui-ci prenait un air émoustillé et commençait à raconter avec enthousiasme : « J’ai connu un homme autrefois en Nouvelle-Zélande, il n’avait plus une seule dent… ». Là, devenu silencieux et méditatif, il marquait une pause, puis, comme s’il se parlait à lui-même : « … et pourtant ce type était le meilleur joueur de tambour que j’aie jamais connu »[24]. L’effet de surprise, quand il est réussi, brise la retenue du public. Ainsi, dans Le Dindon lorsque Vatelin s’enorgueillit d’avoir acheté un tableau de Corot : « Six cent francs … Il est signé. Il est signé Poitevin, mais le marchand me garantit la fausseté de la signature »[25]. Les spectateurs sont de facto égayés/aiguillés sur une autre voie, disposés à expérimenter le choc de mondes différents, prêts à accepter n’importe quelle conclusion, aussi irraisonnable soit-elle, à la condition qu’elle les fasse rire !
Vocation périlleuse que celle de l’humour ! A laquelle s’ajoute une part de responsabilité. Le talent de l’humoriste lui permet en effet d’amener chacune et chacun à rire « par-devers soi » de choses dont on n’aurait pas pensé vouloir se moquer, par exemple de personnes handicapées, dites « moins-valides ». On rit en effet de ce qui diffère de nous, de qui vit différemment : les handicapés physiques, les « fous » (source inépuisable de blagues), et bien entendu les étrangers, les gens autres que nous… Il n’est pas surprenant que l’auteur d’origine camerounaise, Gaston Kelman, ait pu réunir facilement, au sujet des Noirs, un florilège qui n’est rien de moins qu’un musée des horreurs : « Pourquoi Dieu a-t-il créé les Noirs ? Parce que les appareils domestiques et agricoles ne savent pas chanter le blues »[26]. Mais ces blagues à relents xénophobes, de quoi sont-elles le signe ? D’une stratégie diffuse de propager les préjugés à l’égard des étrangers, des Noirs… ? Ou d’une simple réaction compréhensible et compréhensive devant l’inconnu ? Dans ce cas, ces histoires à faire rire, pourraient opérer à contrepied, rendant l’inconnu plus proche, plus abordable[27]. En un mot plus semblable. Rappelons-nous la chute du sketch L’étranger, lorsque le Français terriblement moyen, incarné par Fernand Raynaud, se rend compte que non seulement l’étranger qui a été chassé du village ne venait pas « manger notre pain » mais qu’en plus – cerise sur le gâteau – c’était lui qui en était le boulanger ! Le problème est que dans la plupart des cas, amuser se fait aux dépens d’une victime, consentante ou non. L’autodérision n’étant qu’une manière de tourner la difficulté en fusionnant deux entités : le cibleur et le ciblé, le moqué et le moqueur. Deux entités en une ! Remarquons au passage que si, pour réussir la synthèse, il faut « avoir de l’esprit », l’humour nous offre une approche assez subtile de la Trinité.
Il n’en reste pas moins que les effets du rire sont le plus souvent ambigus, comme en témoigne un autre registre particulièrement fertile : le sexe. Le nombre incalculable de plaisanteries à caractère sexuel montre à quel point la bipartition naturelle entre organes mâles et femelles, l’accouplement, l’érotisation multiforme du plaisir, est un ogre logé au cœur de notre existence : « Tous les peuples de la terre rient, et l’élément comique le plus courant est le sexe ».[28] Après tout, l’être qui diffère le plus de l’homme, le plus inconnu pour lui, est la femme. Et inversement. Comment le rire agit-t-il sexuellement ? Désamorce-t-il l’anxiété ? Banalise-t-il l’acte en l’accommodant à la sauce comique ? Participe-t-il aux approches de la séduction ? Ou, au contraire, l’humour sexiste dont sont victimes le plus souvent les femmes et les homosexuels, est-il le reflet d’une agressivité inapaisable ? Ici aussi, l’ambiguïté demeure. Mais ces aspects, que l’on ne peut ignorer, ne doivent pas être prétextes à se défaire du rire, à s’en défier ni à tenter d’en proposer la version édulcorée que serait un humour pour bien-pensants : « Dans la mesure où l’humour sait rire de tout, et que l’on ne peut plus rire de tout, l’humour serait-il mort ? »[29], pouvait-on lire dans un article intitulé « Que reste-t-il de Coluche ? ».
L’humour qui peut rire de tout est un acquis essentiel pour une société démocratique, désacralisée et libre. Cette affirmation appelle néanmoins une parenthèse. Affirmer que l’humour est un acquis essentiel pour une société moderne et libre, ne signifie pas que l’action de rire et l’action de faire rire ne seraient possibles que dans le cadre d’une société réunissant des qualités de confort intellectuel et de sécurité politique. On sait, tout au contraire, combien plusieurs formes de comique ont subsisté et ont résisté au totalitarisme et à la dictature. Telle cette histoire drôle, reprise par Luc de Brabandere, qui circulait sous le communisme russe : « Un citoyen russe remplit toutes les formalités en vue d’émigrer en France. Il subit un long interrogatoire. – Et votre logement ? demande le fonctionnaire, est-il si médiocre que ça ? – Là, je ne peux pas me plaindre, répond le candidat au départ. – Et votre travail ? – Là non plus, je ne peux pas me plaindre. – Et l’enseignement donné à vos enfants ? – Là, je ne peux toujours pas me plaindre. – Mais enfin pourquoi émigrer en France alors ? – Parce que là, je pourrai enfin me plaindre, camarade »[30]. Dans le même ordre d’idées, « l’humour juif » présente une dimension essentielle de résistance aux persécutions et autres pogroms. En précisant cela, mon but n’est pas d’indiquer que le rire aurait besoin de contraintes et de privations de libertés pour pouvoir s’exercer et se développer – ce qui nous conduirait à ce paradoxe que les victimes auraient en fait toutes les raisons de rire. Par contre, il faut y voir la confirmation d’une vérité valant pour tout modèle de société : quel que soit le degré de non-liberté ou de liberté, le rire est nécessaire à l’humanité. En ce compris, et c’est sur cet aspect que je voulais insister – même s’il est surprenant de devoir le rappeler – pour ce qui concerne très directement la société moderne de notre temps. De là, cette formulation : « un acquis essentiel pour une société démocratique, désacralisée et libre ». En clair, céder aux diktats moralisateurs de la « woke culture », entrer dans l’engrenage idéologique visant à supprimer les permis-de-rire pour cause d’abus religieux ou d’abus de sexe, ou d’abus de n’importe quoi, c’est renforcer un contrôle biopolitique sur la vie elle-même.
Est-ce à dire, pour reprendre l’exemple des gaudrioles sexistes, des clichés comiques sur les « blondes » et autres plaisanteries de tout poil, que les femmes n’ont d’autre choix que d’être des cibles consentantes ? Pas du tout. Les femmes doivent au contraire s’emparer elles aussi de l’écriture comique, de l’inventivité humoristique, du micro et de la scène. On peut d’ailleurs se réjouir que ce soit déjà le cas, même s’il arrive au public masculin et féminin de ne pas en croire ses oreilles ! Le phénomène est récent mais des auteures/interprètes sont de plus en plus nombreuses dans la voie tracée par Muriel Robin ou Chantal Ladsou (« j’ai épousé Brad Pitt et je me retrouve avec Yoda »)… Notamment Laura Laune ou Blanche Gardin qui arpentent désormais des territoires jusqu’alors réservés aux mâles. Dans son très beau livre sur le burlesque, Petr Kràl, autre Surréaliste, avait raison d’écrire que, compte tenu de la situation sociale de la femme, « l’humour est masculin (…) Seul l’homme, en tant que principal propriétaire, est en même temps libre de mettre en question les fondements mêmes de l’univers ». L’analyse valait pour son temps, et elle a, heureusement vécu[31].
De même, pour ce qui concerne les « personnes moins valides », Jérémy Ferrari et Guillaume Bats (trop tôt décédé) réussissaient sur ce thème difficile de véritables tours de force ; comme le sketch des Duos impossibles où le généticien Ferrari apprend à Guillaume Bats et à Jean-Claude Muaka qu’ils sont frères jumeaux, l’un ayant « pris ses aises » dans le ventre maternel, l’autre ayant grandi « entre le mur et une commode ». Quant aux blagues xénophobes, là encore ce sont des artistes comme Gad Elmaleh, Jamel Debbouze, Nawell Madani qui les déconstruisent en les racontant à leur manière. Le rire a également renvoyé dans les cordes la malédiction pesant sur les artistes noirs : l’humour « noir » se montre et se fait entendre hors les oripeaux du colonialisme : Pie Tshibanda, Kody…, le confirment à coups d’applaudissements.
Le territoire de l’humour est celui de la liberté. Un territoire où il n’y a, comme le disait Jankélévitch, nulle stratégie de commandement, nulle finalité si ce n’est pour l’humoriste l’envie d’amuser, et pour le public celle de s’amuser. Le rire est un don que la vie s’offre à elle-même pour surmonter ce qui la menace ou la contraint. Aussi n’y a-t-il pas de limite à ce dont il est possible de rire. C’est pourquoi, malgré la stature du personnage, je ne partage pas l’opinion attribuée à Pierre Desproges qui aurait dit : « On peut rire de tout mais pas avec tout le monde ». Il est évident que tout le monde ne rit pas des mêmes choses : le grotesque, le burlesque, le clownesque, le vaudeville, l’humour noir, l’ironie, le pipi-caca, le vulgaire, le salace, l’esprit fin, la moquerie, le rire franchouillard, l’humour pour initiés, le canular, l’humour juif, l’humour anglais, les blagues belges, le slapstick, la caricature, la pantomime…, en offrent tant et plus, et des meilleures, qu’il y en a pour tous les goûts ! Il suffit de choisir et de se laisser faire-rire. Mais si l’on veut entendre dans le propos de Desproges une sorte de décret recommandant de présélectionner les rieurs, et d’anticiper les réticences pour mieux les éviter, je ne conseillerais à aucun humoriste une telle amputation. Le rire est universel. Ou plutôt, cosmopolites car le rire n’est en rien unique. Il existe des rires en tous genres : entre le rire « bon enfant », le rire moqueur, le rire satirique et le rire sardonique, on ne voit guère de points communs, si ce n’est précisément le fait de rire. C’est-à-dire d’émettre de façon irrépressible des sons caractéristiques accompagnés de modifications du facies et d’une gestuelle du corps immaîtrisée (se plier en deux, cogner son voisin du coude, verser des larmes, reprendre son souffle…). Le rire est une des rares manifestations de l’entrelacement du corps et de l’esprit. Par conséquent, la variété des rires n’est pas seulement due à des rires de nature différente, elle est d’abord et avant tout provoquée par le fait que chaque être humain est différent. C’est d’ailleurs, remarquons-le, cette différence essentielle, cette singularité[32] de tout être humain qui explique la profusion des récits comiques. Ce dont Elie Wiesel a tiré la leçon : « Dieu a créé l’homme parce qu’il aime les histoires »[33]. De même qu’il n’y a pas deux corps semblables, il n’y a pas deux rires identiques : on rit différemment, et de choses différentes. Quand l’humoriste fait s’esclaffer une salle à l’unisson, il attire vers un même point de chute des rieurs qui, pris séparément, sont singuliers. Mais, parce qu’il les a pris par surprise, qu’il a joué de l’effet de surprise, il permet à chacune et à chacun de vivre un instant où toute solitude s’est retirée, effacée devant un plaisir fusionnel. De là aussi, le bonheur de rire : ne plus être un individu isolé mais être-avec les autres. Raymond Devos : « Souvent on se prend pour quelqu’un, alors qu’au fond on est plusieurs »[34].
Bref, ce n’est pas parce que l’être humain rit, que faire rire soit gagné d’avance. Être humoriste est toujours et partout un art à haut risque. C’est quitte ou double : le public est en place, le récit « prend » – comme on dit d’un feu ou d’une mayonnaise qu’il ou elle prend – la surprise s’abat sur l’auditeur/spectateur, la chute amplifie les rires qui courent déjà de l’un à l’une…, et la magie du rire résonne l’éternité d’un instant. Ou alors ce n’est pas le cas…, et si le ridicule ne tue pas, le silence du public, lui, est assassin. On le sait depuis Xénophon qui, dans Le Banquet, met en scène le bouffon (γελωτοποioς, le « faiseur de rire ») dont les plaisanteries et facéties ne parviennent pas à faire rire les invités. Par dépit, il se couvre la tête et s’allonge de tout son long sur le sol. A Callias qui lui demande s’il ressent quelque douleur, il répond : « Oui, par Zeus, une grande douleur puisque le rire est mort chez les hommes, c’en est fait de moi »[35]. Tel est le défi que relève à chaque fois, dans toutes les circonstances et à l’adresse de n’importe qui, celle ou celui qui annonce la couleur : « J’en connais une bien bonne ! », et qui se lance : « C’est un type, il est chinois, et ouvre un restaurant à Jemappes. Il se rend chez l’épicier du coin… ». Mais, parce qu’avec le moindre mot, avec le moindre geste, il relance encore et encore les dés, l’humoriste de métier est, lui, constamment en équilibre sur ce fil le plus ténu qui soit. Pour cette raison, il se tient au plus près de ce qui nous rend humains.
Copyright : Richard Miller
[1] Ce texte, ici légèrement corrigé, a été publié en Postface, in Richard Miller, Mémoires burlesques, Mons, Editions du CEP, Bruxelles, Centre Jean Gol, 2023, p. 73-87.
[2] Sempé et le merveilleusement banal, entretien avec Sven Ortoli, in Philosophie magazine, hors-série n°20 , déc. 2013 – janv. 2014, p. 94.
[3] Cf. Elie During, Gaz hilarants, in Pourquoi rire ?, dir. Jean Birnbaum, Paris, Gallimard, Folio Essais, 2011, p. 141.
[4] Raymond Devos, Le clairon, in Matière à rire L’intégrale, Paris, Plon, 2006, p. 76.
[5] Calembour de Jean-Paul Grousset, cité in Claude Gagnière, Pour tout l’or des mots, Paris, Laffont, Bouquins, 1996, p. 168.
[6] Signalons que Vincent Taloche a mis sur pied une Fédération Belge des Professionnels de l’humour.
[7] Si Borges constate que « les hommes ne se lasseront jamais de raconter ou d’écouter des histoires », c’est pour remarquer aussitôt qu’ils « n’ont pas besoin de beaucoup d’histoires différentes ». Jorge Luis Borges, L’art de la poésie, trad. A. Zavrieuw, Paris, Gallimard, 2002, p. 54 et p. 48.
[8] Mark Twain, Comment raconter une histoire, éd. Chloé Thomas, Paris, Payot & Rivages, 2019, p. 15.
[9] Cela fonctionne aussi en sens inverse : un endroit peut m’inquiéter, une maison où un crime a été commis me fera peur… Mais ceci est un autre sujet.
[10] San-Antonio, Le standinge selon Bérurier, Paris, Presses Pocket, 1966, p. 46. Avec les dessins de Dubout.
[11] Cf. Richard Miller, L’imaginisation du réel, Bruxelles, Ousia, 2011.
[12] Hegel, cité in Luc de Brabandere, Petite philosophie des histoires drôles, Paris, Eyrolles, 2007, p. 55.
[13] Slavoj Zizek, Mes blagues Ma philosophie, éd. Audun Mortensen, trad. Laurent Bury, Paris, Presses Universitaires de France, 2014, p. 168.
[14] Henri Roorda, Le rire et les rieurs, Paris, Mille et une nuits, 2011, p. 30.
[15] Marcel Pagnol, Notes sur le rire, Paris, Nagel, 1947, p. 14.
[16] Georges Malkine, A bord du Violon-de-mer, Paris, La Différence, 1977.
[17] André Breton, Manifeste du surréalisme, in Œuvres complètes, t.1, Paris, Gallimard, La Pléiade, 1988, p. 328.
[18] Georges Malkine, op. cit., p. 25-26.
[19] Op. cit., p. 12.
[20] Op. cit., p. 20-21.
[21] Claude Piéplu répond à Gérard Lemarié, Qu’en est-il du comique ?, Paris, Mallard, 1999, p. 17.
[22] Vladimir Jankélévitch, Béatrice Berlowitz, Quelque part dans l’inachevé, Paris, Gallimard, 1978, p. 154.
[23] Pierre Dac, cité par le théoricien de l’art contemporain Hervé Fischer, in Les couleurs de l’Occident de la préhistoire au XXIe siècle, Paris, Gallimard, 2019, p. 399.
[24] Mark Twain, op. cit., p. 21-22.
[25] Georges Feydeau, Le Dindon, Paris, Livre de Poche, 2019, p. 27.
[26] Gaston Kelman, Je suis noir et je n’aime pas le manioc, Paris, 10/18, 2004, p. 148 et sq.
[27] Cf. Sarah Miller, Le rire brise-t-il les tabous ? L’humour ethnique comme catalyseur des stéréotypes et des préjugés, Mémoire, Université Libre de Bruxelles, Année académique 2010-2011.
[28] Georges Minois, Histoire du rire et de la dérision, Paris, Fayard, 2000, p. 516.
[29] Le Figaro, 15 octobre 2007, cité in Rire : pour quoi faire ?, J. Destaing et Ph. Labaune, Paris, GF Flammarion, Etonnants classiques, 2010, p. 86.
[30] Luc de Brabandere, op. cit., p. 20.
[31] Petr Kràl, Le burlesque ou la morale de la tarte à la crème, Paris, Ramsay, 2007, p. 347.
[32] Dans L’imaginisation du réel, je définis chaque être humain en tant qu’il est un « imaginaire singulier ».
[33] Elie Wiesel, cité in Le goût de l’humour juif, textes choisis par Franck Médioni, Paris, Mercure de France, 2012, p. 90.
[34] Raymond Devos, Matière à rire…
[35] Xénophon, Le Banquet, trad. Pierre Chambry, Paris, GF Flammarion, 1996, p. 261.
Richard Miller, le 2025-11-27
